Devenez la poule la plus productive du poulailler !

par Ploum le 2021-09-08

*Cette interdépendance que l’on essaie d’oublier afin de camoufler l’apport essentiel de l’oisiveté et de la réflexion ouverte.*

En 2014, alors que je parlais beaucoup du prix libre, j’ai reçu un gros paiement d’un lecteur. Ce lecteur me remerciait, car les idées que je décrivais l’inspiraient pour son projet de site de jeu d’échecs en ligne. 6 années plus tard, un de mes étudiants a choisi, comme logiciel libre à présenter pour son examen, ce logiciel : Lichess. Il m’a décrit le modèle libre de développement de Lichess, la méthode de don et le prix libre. Lichess est l’un des plus importants sites d’échecs dans le monde et est fréquenté par des grands maitres comme Magnus Carlsen.

Outre une immense fierté de savoir que certaines des graines que j’ai semées ont contribué à de magnifiques forêts, cette anecdote illustre surtout un point très important que l’idéologie Randienne tente à tout prix de camoufler : le succès n’est pas la propriété d’un individu. Un individu n’est jamais productif tout seul, il ne peut pas « se faire tout seul » en dépit de l’image que l’on aime donner des milliardaires. Si les parents de Jeff Bezos ne lui avaient pas donné 300.000$ en lui faisant promettre de trouver un vrai travail une fois les 300.000$ dépensés, il n’y aurait pas d’Amazon aujourd’hui. Chacun d’entre nous utilise des routes, des moyens de communication, des hôpitaux, des écoles et a des échanges intellectuels fournis par la communauté. L’idéologie de la propriété intellectuelle et des brevets nous fait croire qu’il y’a un unique inventeur, un génie solitaire qui mérite de récolter le fruit de ses efforts. C’est entièrement complètement faux. Nous sommes dépendants les uns des autres et nos succès sont essentiellement des chances, saisies ou non, que nous offre la communauté.

De plus, les brevets sont une gigantesque arnaque intellectuelle. J’en ai fait l’expérience moi-même dans un article assez ancien qui a eu pas mal de retentissement sans jamais rencontrer de contradiction.

Brevets qui ne servent d’ailleurs que l’intérêt des riches et puissants. Amazon, par exemple, a développé une technique pour repérer ce qui se vend bien sur son site afin de le copier et d’en faire sa propre version. Même s’il y’a des brevets. Parce que personne n’a les ressources d’attaquer Amazon sur une histoire de brevets.

Les brevets sont une arnaque construite sur un concept entièrement fictif : celui de l’inventeur solitaire. Une fiction qui nie l’idée même de l’interdépendance sociale.

Une interdépendance sociale dont l’apport essentiel à la productivité individuelle a été illustré par un généticien, William Muir, qui a décidé de sélectionner les poules qui pondaient le plus d’œufs afin de créer un « super poulailler » qui serait hyper productif. Le résultat a été catastrophique. Les poules qui pondaient le plus d’œufs au sein d’un poulailler étaient en fait les plus agressives qui empêchaient les autres de pondre. Le super poulailler est devenu une boucherie d’ou presque aucun œuf ne sortait et dont la majorité des poules mourraient !

La conclusion est simple : même les poules qui pondent peu ont un rôle essentiel dans la productivité globale de la communauté. Le meilleur poulailler n’est pas composé des meilleures pondeuses, bien au contraire.

Grâce aux témoignages de mes lecteurs, je peux affirmer que mes billets de blog ont une influence sur la société à laquelle j’appartiens. Influence que j’estime essentiellement positive, voire très positive, selon mes propres critères. Lichess en est un exemple spectaculaire, mais je reçois des mails beaucoup plus intimes qui vont dans le même sens et qui me touchent beaucoup (même si j’ai pris la décision de ne plus y répondre systématiquement). Je peux donc affirmer que je suis utile à mon humble échelle.

Au cours de ma carrière, je ne peux trouver aucun exemple où mon travail salarié ait jamais eu le moindre impact et où mon utilité a été démontrée. Pire : je ne vois pas un seul impact positif des entreprises entières pour lesquelles j’ai travaillé. En étant très optimiste, je peux affirmer qu’on a amélioré la rentabilité de certains de nos clients. Mais ce n’est pas vraiment un impact sociétal positif. Et ce rendement est de toute façon noyé dans une gabegie de projets abscons et de procédures administratives. Pendant dix ans, j’ai été payé dans des super-poulaillers, dans des entreprises qui sont elles-mêmes en compétition. Pour un résultat soit nul, soit nocif pour l’humanité et la planète car augmentant la consommation globale.

À l’opposé, je vois directement l’impact des projets auxquels j’ai contribué sans rétribution, notamment les projets de logiciels libres. Le développeur Mike Williamson est arrivé à la même conclusion.

Si vous cherchez mon nom sur Wikipedia, vous arriverez sur la page d’un projet auquel j’ai consacré plusieurs années de sommeil sans toucher le moindre centime.

Revenu de base

C’est peut-être pour ça que le revenu de base me semble tellement essentiel. En 2013, je tentais de vous convaincre que le revenu de base était une bonne idée et de signer la pétition pour forcer les instances européennes d’étudier la question. Hélas, le nombre de signatures n’avait pas été atteint.

Huit ans plus tard, une nouvelle pétition vient de voir le jour. Si vous êtes citoyen européen, je vous invite vivement à la signer. C’est très facile et très officiel. Il faut mettre vos données personnelles, mais pas votre email. Il est nécessaire d’obtenir un minimum de signatures dans tous les pays d’Europe. N’hésitez pas à partager avec vos contacts internationaux.

Les observables

Lorsqu’on vous parle de la productivité d’un individu ou du mérite des personnes riches, rappelez-vous l’histoire des poulaillers.

Mais pour les poules, c’est facile. Il suffit de mesurer les œufs pondus. Le problème avec le capitalisme moderne, c’est qu’on se plante tout le temps dans les métriques. Or, si on utilise une mauvaise métrique, on va optimiser tout le système pour avoir des mauvais résultats.

J’ai beaucoup glosé sur ce paradigme des métriques, que j’appelle des « observables ». Je tourne en rond autour du même thème : on mesure la productivité à l’aide des heures de travail (vu que le salarié moyen ne pond pas), donc on crée des heures de travail, donc les jobs servent à remplir le plus d’heures possible. Ce que j’appelle le principe d’inefficacité maximale. Au final, on passe 8h par jour à tenter de brûler la planète afin, une fois sorti du bureau, de pouvoir se payer des légumes bio en ayant l’impression de sauver la même planète.

Outre les heures de travail, il y’a d’autres métriques absurdes comme les clics, les pages vues et ce genre de choses. Les métriques des gens qui font du marketing : faire le plus de bruit possible ! Le département marketing, c’est un peu un super-poulailler où on a mis tous les coqs les plus bruyants. Et on s’étonne de ne pas avoir un seul œuf. Mais beaucoup de bruit.

L’effet des métriques absurdes a un impact direct sur votre vie. Genre si vous utilisez Microsoft Team au travail. Car désormais, votre manager va pouvoir avoir des statistiques sur votre utilisation de Teams. Le programmeur hyper concentré qui a coupé Teams pour coder une super fonctionnalité va bien vite se faire virer à cause de mauvaises statistiques. Et votre vie privée ? Elle ne rentre pas dans les plans du superpoulailler !

Comme plus personne n’a le temps de réfléchir (vu qu’il n’y a pas de métriques sur le sujet et qu’au contraire réfléchir bousille d’autres métriques), l’avenir appartient à ceux qui arrivent à maximiser les métriques. Ou mieux : qui arrive à faire croire qu’ils sont responsables de métriques maximisées. Changer de travail régulièrement permet de ne jamais vraiment exposer son incompétence et de montrer en grade à chaque étape, augmentant ainsi son salaire jusqu’à devenir grand manager hyper bien payé dans un univers où les métriques sont de plus en plus floues. La compétence est remplacée par l’apparence de compétence, qui est essentiellement de la confiance en soi et de l’opportunisme politique. Cela rejoint un peu la thèse de Daniel Drezner développée dans « The Ideas Industry » : les idées simples, prémâchées, faciles à s’approprier (genre TED) prennent le pas sur les analyses profondes et plus subtiles. C’est également un constat fait par Cal Newport dans « A World Without Email » où il dénonce la mentalité de « ruche bourdonnante » de toute entreprise moderne.

Vous êtes entrepreneur ou indépendant ? C’est pareil : vous maximisez les métriques absurdes de vos clients. Si vous avez de la chance d’avoir des clients ! Sinon, vous passez votre temps à optimiser les métriques que vous offrent Facebook, Google Analytics ou Amazon en ayant l’impression de bosser à votre projet. Y’a même un métier entier qui ne fait qu’optimiser une métrique offerte par Google : le SEO.

Il y a quelques années, le simple fait d’avoir émis cette idée m’a valu que des professionnels du secteur s’organisent pour qu’une recherche à mon nom renvoie vers des injures de leur cru. Cette anecdote illustre bien le problème des métriques absurdes : il est impossible de faire comprendre qu’une métrique est absurde à ceux qui payent pour optimiser cette métrique et à ceux qui ont bâti leur carrière sur la même métrique. Une simple remise en question génère une violence complètement disproportionnée, religieuse.

Religion et violence

Le repli identitaire, la religiosité ou la plupart des opinions conservatrices sont générés par l’angoisse et le sentiment de ne pas comprendre. Ce n’est pas une analyse politique, mais bien neurologique. Il suffit de désactiver quelques neurones dans le cerveau pour que, soudainement, l’angoisse ne soit plus liée à ce repli. Comme on ne peut pas désactiver ces neurones chez tout le monde, il reste une solution qui a déjà fait ses preuves : l’éducation, qui permet de comprendre et d’être moins angoissé.

La religion n’est de toute façon qu’un prétexte. Ce ne sont pas les interprétations religieuses qui sont la cause de violences ou de repli, elles en sont au contraire le symptôme, l’excuse.

Le poulailler sans-tête !

En utilisant religieusement les mauvaises métriques, nous sommes en train de faire de la planète une sorte de super-poulailler où la bêtise et la stupidité sont optimisées. C’est d’ailleurs la définition même de la foi : croire sans poser de question, sans chercher à comprendre. La foi est la bêtise élevée au rang de qualité. L’invasion du capitole par les partisans de Trump en a été l’illustration suprême : des gens pas très malins, ayant la foi que l’un d’entre eux avait un plan et qu’ils allaient le suivre. Sauf qu’il n’y avait pas de plan, que cette invasion était un « meme » comme l’est Q : une simple idée lancée sur les réseaux sociaux qui s’est créé une auto-importance grâce à la rumeur et au bouche-à-oreille virtuel. D’ailleurs, une fois dans le capitole, personne ne savait quoi faire. Ils se sont assis sur les fauteuils pour se sentir importants, ont pris des selfies, ont tenté de trouver des complots croustillants, en quelques secondes, dans les centaines de pages de documents législatifs qui sont probablement disponibles sur le site du gouvernement. Quand votre culture politique est alimentée essentiellement par des séries d’actions sur Netflix, la révolution trouve vite ses limites.

Comme le souligne très bien Cory Doctorrow, les memes et les fake news ne sont pas la réalité, mais ils sont l’expression d’un fantasme. Les memes sur Internet ne sont pas créés pour décrire la réalité, mais pour tenter de faire plier la réalité à nos désirs.

Mais pas besoin d’aller aussi loin. Bien avant Trump, la Belgique avait connu le concept du « politicien-meme » avec le député Laurent Louis. Député tellement absurde que j’avais ironisé sur le fait qu’il n’était qu’une blague à travers un article satirique. Article qui avait d’ailleurs eu pour résultat que Laurent Louis lui-même avait posté son certificat de naissance sur les réseaux sociaux, pour prouver qu’il existait. Cette non-perception de l’ironie m’avait particulièrement frappé.

Comme Trump, Laurent Louis avait fini par trouver un créneau et des partisans. Assez pour foutre un peu le bordel, pas assez pour ne pas disparaitre dans l’oubli comme une parenthèse illustrant les faiblesses d’un système politique bien trop optimisé pour récompenser le marketing et la bêtise. Mais je tombe dans le pléonasme.

S’évader du poulailler

J’achète un recueil de nouvelles de Valery Bonneau. Je le prête à ma mère avant même de le lire. Elle me dit de lire absolument la première nouvelle, » Putain de cafetière « . Je me plonge. Je tombe de mon fauteuil de rire. Franchement, le coup du frigo américain avec un code PIN, j’en rigole encore.

Profitez-en ! (en version papier, c’est encore plus délectable !)

Envie d’un roman gonflé à la vitamine ? Besoin de vous évader des confinements et couvre-feux à gogo ? Printeurs de Ploum est fait pour vous!

Ce n’est pas moi qui le dis, c’est une critique que je ne me lasse pas de relire :

D’ailleurs, si vous avez lu Printeurs, n’hésitez pas à donner votre avis sur Senscritique et Babelio. Je déteste Senscritique, mais je n’ai pas encore trouvé d’alternative durable.

Un autre plugin Firefox qui me sauve la vie et pour lequel j’ai souscrit un abonnement premium à prix libre :

Fini de paramétrer les cookies. Le plugin les refuse automatiquement au maximum refus possible. C’est parfait et indispensable.

Ça en dit long sur l’état du web actuel. Quand on voit le nombre de protections qu’il faut avoir pour pouvoir tout simplement « lire » le contenu des pages web sans avoir le cerveau qui frit et sans être espionné de tous les côtés, on comprend mieux l’intérêt d’un protocole comme Gemini qui est conçu à la base pour être le moins extensible possible !

Conseil BD

Après les magnifiques « L’Autre Monde » et « Mary la Noire », je découvre une nouvelle facette de l’univers de Florence Magnin . « L’héritage d’Émilie ».

J’ai découvert Magnin par hasard, dans ma librairie préférée. L’Autre Monde m’a interpellé. Le dessin était magnifique, mais d’une naïveté particulière. Je n’étais pas certain d’aimer. Je n’ai pas aimé, j’ai littéralement été aspiré. Ce mélange de naïveté et d’univers pour adulte, de fantastique à la fois désuet et incroyablement moderne. L’héritage d’Émilie ne fait pas exception. En fait, il transcende même les deux autres en mélangeant le Paris des années folles et les légendes celtiques d’Irlande, le tout dans une œuvre de fantastique champêtre qui glisse brusquement dans le space opera intergalactique. Oui, c’est complètement incroyable. Et oui, j’adore.

Photo by Artem Beliaikin on Unsplash

Ingénieur et écrivain, j’explore l’impact des technologies sur l’humain, tant par écrit que dans mes conférences.

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Pour me soutenir, achetez mes livres (si possible chez votre libraire) ! Je viens justement de publier un recueil de nouvelles qui devrait vous faire rire et réfléchir. Je fais également partie du coffret libre et éthique « SF en VF ».


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