La complexité de la simplicité

par Ploum le 2024-06-05

Nous avons oublié comment faire simple

Le projet Standard Ebooks a pour vocation de prendre les œuvres du domaine public (genre projet Gutenberg) et d’en faire de beaux, jolis epubs qui sont un plaisir à lire sur une liseuse. Le projet a un certain succès : en 2021, 1,4 million de livres ont été téléchargés pour un site qui accumule 1,2 million de vues par mois (sans compter les appels à l’API et au flux RSS).

Le tout tourne sans souci sur un petit serveur monocœur doté de 2GB de RAM.

Le secret ?

Attention, vous n’allez pas en croire vos oreilles…

Roulements de tambour !

Pas d’utilisation de frameworks ni de JavaScript. Voilà. C’est tout. C’est un site web qui utilise du PHP fait à la main et stocke les fichiers… sur un disque dur.

Nous avons oublié à quel point nos ordinateurs sont des monstres de puissance. Mais nous les mettons à genoux avec des couches de complexité inutiles. Vous avez besoin d’une base de donnée sur un container clustérisé ? Non, il y a 99% de chances que des fichiers sur un disque dur soit la réponse à votre problème. Vous avez besoin d’un framework javascript ? Non, vous avez besoin de réfléchir au contenu de votre page web qui, dans 99% des cas, peut être statique avec une jolie CSS si vous voulez vous démarquer.

La complexité est une arnaque. La complexité vous coûte une fortune. Votre site corporate doit à présent migrer sur un docker dans Amazon S3 à cause de tous les frameworks qu’il nécessite alors qu’il s’agit globalement de texte, d’images et de quelques formulaires pour les cas particuliers.

Vous croyez simplifier et diminuer les coûts en confiant, par exemple, la gestion de votre trafic web à Cloudfare ? En réalité, vous avez lancé le compte à rebours d’une bombe qui explosera un jour ou l’autre. Vous allez devoir payer, passez des nuits blanches.

La technologie n’est jamais une solution à l’incompétence. Au contraire, elle l’exacerbe.

Pour trouver la solution ultime à tous les problèmes, il existe un algorithme, celui de Feynman :

1. Écrire le problème
2. Réfléchir
3. Écrire la solution

Cela ressemble à une blague, mais c’est littéralement comme ça que toutes les bonnes idées sont apparues. Et c’est exactement ça que personne ne fait et ne veut faire. Parce que les étapes 1. et 2. sont vues comme inefficaces et qu’il faudrait passer directement à la troisième.

L’élégance du texte brut

En termes de simplicité, rien ne vaut le texte brut. Le seul format qui est et restera lisible sur absolument tout ordinateur qui existe. Pour la pérennité, rien ne vaut le texte brut.

Mais, outre la pérennité, le texte brut offre bien d’autres qualités : c’est gratuit, indépendant de tout logiciel particulier. Vous pouvez changer d’éditeur à votre convenance. Et, surtout, c’est incroyablement puissant.

Vous voulez organiser vos notes et vos données ? Utilisez les répertoires. Vous voulez chercher ? Pour un informaticien un minimum compétent, il suffit de faire un petit coup de find ou de grep. Des opérations complexes ? Sed, uniq, sort voire awk.

Le texte brut et les outils Unix de base, c’est comme la dactylo : ce sont quelques heures (ou plus) d’apprentissage inconfortable pour une vie entière à avoir le sentiment que l’ordinateur fait exactement ce qu’on attend de lui. Mais quelques heures d’apprentissage réel et concentré, c’est difficile. C’est un choix. Dans le monde de l’industrie, l’immense majorité des informaticiens préfèrent une vie entière d’asservissement à l’ordinateur et aux fournisseurs de logiciels propriétaires.

Un artisan doit chérir ses outils

Il n’y a pas que les informaticiens. Pour un écrivain, le traitement de texte est un instrument. Thierry Crouzet revient sur son parcours d’écrivain dans ce poignant billet.

utiliser [MS Word] c’est ne se poser aucune question politique ou philosophique quant à l’époque, c’est faire comme si rien n’avait changé, c’est laisser sa conscience en berne, c’est croire que l’outil n’a aucune importance, c’est être d’une crasse ignorance des dessous du monde, et se laisser abandonner à de belles histoires qui n’ont aucune profondeur contemporaine.

Quand j’y repense, mon parcours est un peu similaire. J’ai commencé à écrire avec Microsoft Works sur Windows 3.1, je suis passé à Wordpad sur Windows 98 parce qu’il se lançait plus vite que Word et qu’il était plus simple. Une fois sous Linux, alors que j’utilisais StarOffice pour les documents "officiels", Gedit pour le python et Vim pour les fichiers de configuration/les scripts bash, je préférais écrire des nouvelles sous Abiword. Mais, cherchant encore la simplification, je suis passé à Pyroom, un éditeur de texte tout simple et plein écran. Mes quelques années sous Mac m’ont fait tester Ulysses, sur recommandation de Thierry. De retour sous Linux, j’ai utilisé Zettlr et, très brièvement, Obsidian.

À ce moment-là, je me suis rendu compte que j’utilisais Vim depuis 20 ans sans l’avoir jamais vraiment appris. J’ai pris quelques semaines pour faire ces fameuses « quelques heures d’apprentissage inconfortable ». Le « Vim pour les humains » de Vincent Jousse sous le coude, je me suis forcé à mémoriser une commande à la fois. Depuis, je n’utilise que (Neo)Vim, sans plug-in, sans configuration autre qu’une adaptation à mon clavier bépo. Tout me semble tellement naturel que je me déplace, je modifie, je relis avec les commandes Vim sans même y penser.

Mais, en parallèle de ce retour à Vim, je me suis également mis à la machine à écrire. Les nouvelles les plus récentes de mon recueil « Stagiaire au spatioport Omega 3000 » ont été tapées à la machine. Sauriez-vous les détecter ? Car, oui, je pense que l’outil influence énormément l’écriture, comme l’a analysé Thierry dans son excellent essai « La mécanique du texte ».

La machine à écrire force à aller à l’essentiel. Sa résistance mécanique et l’impossibilité d’effacer sont des outils incroyables pour penser là où les traitements de texte permettent de dégueuler du texte au kilomètre sans réfléchir puis de tout réarranger à coup de copier-coller pour que ça se vende. À ce titre, les assistants « intelligents » ne sont qu’une étape de plus pour produire du texte de merde au kilomètre.

Et comme le dit très bien Thierry, il faut peut-être être geek pour faire tous ces apprentissages, mais comment ne pas être geek lorsqu’on travaille toute la journée sur un ordinateur ? Comment respecter un menuisier qui n’aurait aucun intérêt pour ses outils et utiliserait un outil multifonction soldé chez Aldi pour tout faire parce que « l’outil ne l’intéresse pas » ?

Mon prochain roman, qui sortira fin septembre ou début octobre, a été entièrement écrit sur une Hermes Baby, une machine à écrire ultraportable des années 1960. Et vous verrez que ce mélange de mécanique et de voyage se prête particulièrement bien au thème. Mais je n’ai pas choisi la machine à cause du texte. C’est, au contraire, la machine qui a choisi le texte.

Écrire dans Vim ou à la machine me parait tellement simple, tellement évident.

Fuir la complexité ?

Faut-il fuir la complexité à tout prix ? Ce serait simplifier mon discours (tentative d’humour volontaire). L’humanité est une interconnexion incroyablement complexe de très nombreux systèmes relativement simples. Un écosystème sain est composé de composants simples, nombreux, différents, mais avec des interconnexions complexes.

C’est pour ça que j’aime tant la philosophie Unix de l’informatique : une myriade d’outils simples, voire simplissimes, mais dont l’interconnexion est incroyablement complexe. Ces outils nous forcent à repousser la limite de notre imagination, de notre créativité.

Nous faisons exactement le contraire : nous avons des interactions simples, voire simplissimes avec très peu de composants dont la complexité nous est, à dessein, cachée : les monopoles.

Nous tuons notre imaginaire pour cliquer plus facilement.

Nous réduisons la communication à un message Facebook ou Twitter, l’achat en ligne à un clic sur Amazon, la recherche à Google, l’email à Gmail/Outlook, le téléphone à iPhone/Android et le café à Starbucks.

La sémantique est importante. Lorsqu’une marque devient un verbe ou un nom commun, elle a gagné. Lorsque l’on ne cherche plus, mais on « google », lorsqu’on ne va plus manger un hamburger, mais un « macdo », nous perdons jusqu’à notre vocabulaire, notre capacité de percevoir des différences, des subtilités, des évolutions.

Pensez-y la prochaine fois que vous utiliserez une marque plutôt que le concept sous-jacent !

Nous nous faisons non seulement avoir en tant qu’individu, mais nous détruisons également tous l’écosystème humain autour de nous. Accepter d’utiliser les systèmes centralisés n’est pas seulement une capitulation personnelle, c’est un acte destructeur envers la diversité culturelle, technique, politique et humaine.

Ingénieur et écrivain, j’explore l’impact des technologies sur l’humain, tant par écrit que dans mes conférences.

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