Cette acceptation progressive de l’inacceptable

par Ploum le 2024-06-18

Et du devoir moral d’être anormal

Le monde, comme les moulins, c’était mieux à vent.

C’est du moins ce que prétend chaque génération depuis que l’humanité existe. Je crois me souvenir d’un texte latin (peut-être de Pline l’Ancien ?) se plaignant de la musique de jeunes de son époque.

Force est de constater que, dans certains cas, c’est vrai. Ce n’est pas tant que les choses se sont empirées, c’est surtout que le cadre de référence de ce qui est « normal » a été complètement bouleversé.

Changement du cadre de référence en matière de vie privée

Seven, de David Fincher, est un film iconique de ma jeunesse. Sorti en 1995 (je ne le verrai que bien plus tard, mais je lirai très vite la novélisation), il raconte l’histoire de deux flics, joués par Brad Pitt et Morgan Freeman, à la poursuite d’un tueur en série obsédé par les sept péchés capitaux.

L’un des éléments clés de l’enquête est l’accès au fichier des personnes empruntant les livres liés aux sept péchés capitaux à la bibliothèque municipale. Problème : pour des raisons qui semblent évidentes au public des années 90, il est interdit de ficher les citoyens selon leurs lectures. Les scénaristes contournent cet écueil en prétendant que la CIA maintient une liste parfaitement illégale des individus empruntant certains livres et en faisant en sorte que Morgan Freeman soit justement pote avec un mec travaillant à la CIA.

Ce qui est particulièrement saisissant, 30 ans plus tard, c’est de constater que la ville fictive où se déroule l’intrigue est décrite comme sale, violente, mais que les citoyens semblent disposer de plus de droits que nous n’en avons aujourd’hui. Le fait de ne pas voir divulguer la liste de ses emprunts à la bibliothèque est considéré comme allant de soi.

Aujourd’hui, les titres que vous empruntez électroniquement sont, d’une manière ou d’une autre, transmis aux annonceurs afin de faire de la publicité ciblée.

Il faut absolument revoir « All the President’s Men » pour se rendre compte le scandale qu’était le fait d’installer des micros-espions en 1972. Scandale qui aboutira à la démission de Nixon alors que, depuis Edward Snowden, nous trouvons normal de nous balader tous en permanence avec des micros et caméras-espionnes partout.

Edward Snowden pensait choquer le monde avec ses révélations. Nous nous sommes contentés de hausser les épaules en trouvant cela « normal ».

Google, l’espion qui ne se cache même plus

Si vous lisez ceci, vous pensez peut-être que Chrome est un navigateur web qui vous espionne ?

Vous êtes encore loin du compte.

De nouvelles fuites démontrent que Chrome est un espion logiciel déguisé en navigateur web depuis le début. Chrome a été créé dans l’optique d’obtenir le plus d’informations possible sur vous et sur votre usage du web. Même vos mouvements de souris, vos clics avortés sont enregistrés et envoyés à Google pour être analysés. Chrome fait ce que Google a toujours juré qu’il ne faisait pas. Tout système où Chrome est installé doit être considéré comme un ordinateur-espion.

Et si cela ne suffisait pas, Chrome va désormais limiter très fortement les bloqueurs de publicité.

La solution existe : utiliser Firefox, tant sur votre ordinateur que sur votre mobile. Firefox pour Android permet désormais d’utiliser les extensions. Et si vous ne savez pas laquelle choisir, il n’y en a qu’une de vraiment indispensable : ublock origin.

Microsoft, l’espion qui apprend vite

Tant qu’on y est, si vous êtes encore sous Windows, il devient urgent d’envisager une migration. Windows va, dans un futur proche, prendre des screenshots réguliers de votre écran, les analyser et les sauvegarder. Le but ? Vous permettre de vous rappeler ce que vous faisiez dans le passé.

Le plus hallucinant, c’est que les gens qui ont pondu cette idée chez Microsoft sont tombés de leur chaise quand ils ont découvert que ce genre de fonctionnalités est quand même très effrayant pour beaucoup d’utilisateurs. Ah ben, pour le coup, ils n’avaient même pas pensé à sécuriser le bazar. Pourtant, c’est cool, non, d’être espionné en permanence par son propre ordinateur ?

Il faut avouer que, chez Microsoft, la sécurité n’est pas la priorité. Andrew Harris était un hacker réputé, employé chez Microsoft pour garantir la sécurité. Il a très vite découvert que le système cloud de Microsoft permettait à n’importe qui de se logguer avec des permissions arbitraires. Une faille énorme s’il en est ! Malgré les nombreuses alertes d’Harris en interne, Microsoft n’a jamais résolu ce bug. Andrew Harris a fini par démissionner, dégouté, en 2020. La faille, elle, existe probablement toujours et est à l’origine de certaines des plus grosses attaques informatiques, y compris l’exfiltration de documents ultra-confidentiels de différentes administrations américaines.

Au fait, installer Windows 11 sans le fameux compte cloud de chez Microsoft va devenir de plus en plus difficile.

Et tous les autres aspirants espions

Ce ne sont pas seulement les gros éditeurs qui tentent de vous emmerdifier. Nous assistons à une vague de rachats. Les petits logiciels propriétaires, gratuits ou payants, sont rachetés en douce par des groupes nébuleux qui n’ont qu’un seul objectif : exploiter la base utilisateur pour en extraire des données ou les faire payer. Ça a été le cas par exemple pour le navigateur web Opera, racheté pour 600 millions de dollars par un obscur consortium chinois. C’est régulièrement le cas pour toutes les petites applications Android/Mac/Windows. Vous mettez à jour innocemment et, sans que vous soyez prévenu, vous êtes subitement espionné ou forcé de payer pour accéder à vos propres données. Les histoires sont trop nombreuses pour que je les cite toutes.

Notez que ça fait 40 ans que Richard Stallman nous prévient qu’utiliser des logiciels propriétaires doit forcément finir comme cela.

La pérennité de vos outils passe obligatoirement par leur liberté.

Alors, oui, il y a des logiciels qui n’ont pas encore d’équivalents libres. Mais si votre usage est essentiellement dans un navigateur ou pour coder, ça vaut la peine d’investiguer de passer à Linux, au moins partiellement (le double-boot est toujours possible).

L’anti-simplification d’Apple

Si vous doutiez encore de la merdification et de la complexité dans l’informatique moderne, voici un exemple qui devrait vous éclairer.

Les iPhones ne disposent pas du port standard « jack 3,5mm » pour brancher des écouteurs. Ni de port USB-C standard. Il faut donc utiliser le port propriétaire Apple « Lightning ». Ce qui, selon les fans d’Apple, est génial.

Sauf que pour fabriquer un truc aussi simple que des écouteurs qui se branchent là-dessus, il faut payer une redevance à Apple et comprendre la complexité derrière Lightning. Un truc que les producteurs bon marché ne veulent pas faire. Mais ils ont trouvé une parade : faire des écouteurs Bluetooth… avec fil !

Quand on connait la complexité de Bluetooth, le fait que faire des écouteurs Bluetooth soit plus simple que des filaires en dit long sur ce que nous considérons désormais comme « normal ».

La merdification générale de la culture

Je me concentre sur l’informatique, car je connais bien le domaine. Mais c’est pareil pour la culture. J’ai déjà évoqué l’ensevelissement de l’art par l’amusement et celui de l’amusement par la distraction.

Récemment, j’ai fait la réflexion à mon épouse que toutes les bandes-annonces projetées sur l’écran à l’extérieur du cinéma de ma ville étaient, sans exception, des suites ou des reboots de films vieux de minimum vingt ans. Il n’y avait strictement rien de nouveau mis en avant.

Un simple sentiment ? Adam Mastroianni a quantifié le problème, tant au niveau des films que de la musique, de la télévision et des livres. Les résultats sont effrayants. Nous sommes littéralement en train d’étouffer toute tentative d’idées originales en termes de culture.

Et la presse, alouette, alouette…

Dans la salle d’attente d’un centre dentaire, je suis tombé sur un numéro du Figaro Magazine que j’ai feuilleté. Pendant un moment, j’ai cru à une parodie. Une couverture mettant à l’honneur des « influenceurs patriotes » (comprenez « réacs ») tout droit sorti d’un sketch des Inconnus des années 90. De superbes photos d’Éric Zemmour annonçant avec le plus grand sérieux que Mélenchon prépare une insurrection musulmane antirépublicaine.

Quand mon dentiste est entré, il m’a surpris avec ce torchon entre les mains. Je me suis immédiatement justifié, arguant d’un intérêt sociologique. Il a rigolé.

Il y a quelques années à peine, ce genre de choses n’aurait même pas pu être pris au sérieux. La raison de ce changement de cadre ? Bolloré. Un milliardaire d’extrême droite qui rachète les médias pour imposer sa ligne éditoriale. Mais, plus subtil encore, il achète également le monopole des points de vente presse et livre (les fameux Relay dans toutes les gares). De cette manière, cette presse est mise en avant même si elle ne se vend pas ! Les Relay sont donc littéralement des panneaux publicitaires permanents au service de l’idéologie réac de Bolloré ! Même si vous n’achetez pas, vous êtes forcément confronté aux affiches et aux unes.

Les Relay, ce sont aussi parmi les plus grands vendeurs de livres. Alors que les éditions PVH, où je suis édité, doivent se battre bec et ongles pour avoir quelques exemplaires dans les libraires, tous les Relay ont des piles de dizaines de bouquins absurdes, infâmes ou les deux qui finissent, à l’usure, par se vendre. Avec Gee, on a notamment déliré sur un livre disponible partout en énorme quantité et prétendant démontrer l’existence de Dieu. Livre (très mal) écrit… par le frère de Vincent Bolloré.

Déplacer le cadre de référence de la normalité est plus facile lorsqu’on est milliardaire.

Soyez anormaux, entrez en résistance !

Je le dis, je le répète, mais je ne le dirai jamais assez : résistez !

Prenez garde aux logiciels qui tournent dans votre ordinateur : protégez-vous, installer des bloqueurs, utilisez des logiciels libres.

Prenez garde aux logiciels qui tournent dans votre cerveau : éteignez définitivement votre télé, piratez de vieux films, fréquentez les libraires indépendants et soutenez les auteurs, les artistes et les créateurs qui s’expriment pour faire bouger le cadre de référence, qui refusent de se laisser sponsoriser, acheter. Soutenez les anomalies que le système essaie de gommer !

Alors oui, je sais, c’est plus facile de lancer Netflix en rentrant du boulot, de mater la série dont tous les collègues parlent. Oui, c’est plus facile d’utiliser Chrome et un iPhone. Comme c’est plus facile de s’allumer une clope. Résister n’a jamais été facile. C’est pourtant nécessaire…

Lorsqu’une morbide normalité nous est imposée à coup de milliards, il est un devoir moral d’être anormal.

Je suis Ploum et je viens de publier Bikepunk, une fable écolo-cycliste entièrement tapée sur une machine à écrire mécanique. Pour me soutenir, achetez mes livres (si possible chez votre libraire) !

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