Pérenniser ma numérique éphémérité
par Ploum le 2024-12-06
J’écris mon journal personnel à la machine à écrire. De simples feuilles de papier que je fais relier chaque année et dont le contenu n’est nulle part en ligne.
Pourtant, j’ai le sentiment que ce contenu a beaucoup plus de chances d’être un jour accessible voire, soyons fou, lu par mes enfants, mes petits enfants et, qui sait, plus loin encore.
Parce qu’hormis un incendie dramatique, ces écrits sont quasiment indestructibles. Qu’ils sont facilement trouvables sur l’étagère de mon bureau. Qu’ils sont facilement lisibles et le resteront sans aucune connaissance autre que la langue française.
Tout ce qui est publié numériquement est à quelques erreurs de manipulation de se faire effacer définitivement. Un accident anodin peut rendre un support illisible. Un mot de passe oublié rendre des documents définitivement inaccessibles. Mais pas besoin d’aller si loin : si demain je disparais, qui serait capable de retrouver quoi que ce soit dans le fouillis de mon disque dur ? Même en imaginant qu’il ne soit pas chiffré !
Si tout est transitoire, le pire n’est-il pas de confier cette impermanence à des entreprises externes ?
L’anti-pérennité des réseaux propriétaires
Votre histoire sur les réseaux sociaux propriétaires peut disparaître à tout moment. Cela fait longtemps que je le crie et le répète partout, mais rien ne vaut un bon exemple.
Depuis 2024, Strava n’autorise plus de partager un lien. Qu’il soit dans un post ou une activité, ce lien est supprimé.
Pire: tous les liens des posts précédents ont été supprimés. Toutes vos histoires Strava ont été altérées de manière permanente.
Bon, il faut avouer que Strava est en train de suivre à la lettre le processus de merdification en limitant son API et ses conditions d’utilisation.
- Strava's Big Changes Aim To Kill Off Apps (www.dcrainmaker.com)
- De la merdification des choses (ploum.net)
Ne faites confiance à aucun réseau social propriétaire ! N’oubliez pas que tout service propriétaire va un jour fermer ou devenir soudainement inutilisable selon vos critères. Ou supprimer arbitrairement votre compte.
Si votre unique raison de garder un compte sur un service propriétaire est "parce que vous y avez un historique", sachez que cet historique ne vous appartient pas. La question n’est pas de savoir s’il va disparaître ou non, mais « quand ? » Car il va disparaître. C’est une certitude.
L’humanité et la non-marchandisation des réseaux libres
Vous allez me dire que le libre n’est pas nécessairement mieux. Mastodon, par exemple, ne permet à ma connaissance pas d’exporter l’intégralité de son historique personnel.
Mais, comme c’est du logiciel libre, rien ne s’oppose à implémenter des outils qui font ce genre de choses. Rien n’empêche de trouver ou de créer des alternatives.
C’est complètement imparfait, mais, au moins, on est face à des êtres humains.
Un très beau témoignage d’Aemarielle, aquarelliste arrivée sur Mastodon en 2022. En résumé, Mastodon c’est vachement mieux pour les humains.
Mais les influenceurs aux grosses métriques sont complètement perdus : il n’y a pas d’algorithme et donc pas moyen de les exploiter pour faire monter son audience. Il n’y a pas des milliers de robots et de comptes abandonnés qui font grimper le nombre de followers. La population du Fediverse a également tendance à ignorer voire à critiquer les contenus publicitaires ou avec des titres inutilement accrocheurs.
Les compétences développées par certain·e·s durant quinze ans sur Twitter sont donc inutiles, voire contreproductives, sur Mastodon !
Certains ne sont pas prêts à ce genre de plateforme. Ils ont eu la chance d’un moment être favorisés par les algorithmes Twitter/X/Instagram et, du coup, ils se raccrochent à tout prix à ces plateformes, à ce modèle.
Sur ces plateformes, vous êtes la marchandise comme le rappelle judicieusement X. En effet, le magazine satirique The Onion souhaite racheter le média d’extrême droite InfoWars (ce qui est très drôle). Mais X rappelle qu’ils sont propriétaires du compte X d’InfoWars et ne le transmettront pas à The Onion.
Libre et science
L’accès libre et pérenne aux données et aux algorithmes n’est pas seulement historique et pratique, c’est également essentiel pour le principe scientifique. Si, en lisant votre papier, il n’est pas possible de reproduire vos résultats, car il manque l’un et/ou l’autre, ce n’est plus de la science, mais du simple « personal branding ».
Le marketing et la "protection de la propriété intellectuelle" sont deux vers qui rongent les cerveaux, y compris des scientifiques les plus pointus.
À propos, j’ai appris que les mots « sciences » et « shit » ont la même racine. Et que « nice » vient de la négation de science et signifiait à la base « ignorant » avant de subtilement évoluer vers « gentil ». Bref, un peu concon…
J’adore l’étymologie.
La solution du libre
Le logiciel de gestion de librairie Biblys se libère. Un très beau témoignage de son auteur.
Le libre n’est pas utopiste, il n’est pas meilleur, il n’est pas idéaliste : il est aujourd’hui indispensable !
Penser sa propre disparition avec git
Si la pérennité de vos données en ligne est importante, il faut y penser, vous y préparer. C’est une des raisons majeures qui m’ont poussé à simplifier ce blog et en faire un simple répertoire remplit de fichiers au format texte que n’importe qui peut copier entièrement avec une simple commande git.
Pour avoir sur votre ordinateur une copie de tout mon blog, y compris le logiciel qui le génère, il suffit de taper, dans un terminal :
git clone https://git.sr.ht/~lioploum/ploum.net
J’envisage même de mettre les sources de mes livres dans ce dépôt. Faut que j’investigue les sous-dépôts dans git.
Gwit
Je suis le développement de Gwit, une manière de publier des sites Internet à travers Git. L’auteur de Gwit a justement pris mon site en exemple pour l’adapter au format Gwit.
C’est très technique, mais ce que je pense que tout le monde devrait retenir c’est que ça a été rendu possible, car les sources et le contenu de mon blog sont disponibles sous une licence libre et avec une simple commande git comme cité plus haut. L’auteur n’a pas du me demander la permission, n’a pas hésité. Il a le droit de le faire.
Et j’en suis incroyablement flatté…
L’arme ultime : RSS
Je le dis, je le répète : la solution à l’immense majorité de nos problèmes, le réseau social ultime, c’est le flux RSS. On suit ce qu’on veut suivre, sans publicités, sans tracking, dans la police qui est le plus lisible pour nous. Nos abonnements restent confinés à notre lecteur de RSS.
Il faut juste apprendre à s’en servir (et c’est beaucoup plus facile que l’email).
Il y a une raison pour laquelle les grandes plateformes tentent de tuer le RSS. Il y a une raison pour laquelle vous devriez suivre ce blog par RSS.
Aaron Swartz a contribué à la norme RSS. En l’utilisant (ou en utilisant son successeur ATOM), vous célébrez sa mémoire et son combat.
Vous souhaitez utiliser un lecteur RSS en ligne classique ? Je vous conseille le FreshRSS de Zaclys ou de Flus:
Vous préférez un truc plus automatisé, plus moderne ? Flus est pour vous.
Mais il y a des centaines de possibilités. Et, comme le souligne Cory Doctorrow, vous pouvez passer de l’un à l’autre sans problème. Il suffit d’exporter la liste de vos flux dans un format (appelé OPML) puis de l’importer dans la nouvelle plateforme.
Penser la disparition
Après, on peut faire comme Bruno, l’auteur du portrait d’Aaron Swartz ci-dessus, et souhaiter disparaître. On peut célébrer l’impermanence.
Préserver et transmettre notre patrimoine culturel personnel se pense, s’organise. Mais ne se confie surtout pas à une multinationale publicitaire.
Je suis Ploum et je viens de publier Bikepunk, une fable écolo-cycliste entièrement tapée sur une machine à écrire mécanique. Pour me soutenir, achetez mes livres (si possible chez votre libraire) !
Recevez directement par mail mes écrits en français et en anglais. Votre adresse ne sera jamais partagée. Vous pouvez également utiliser mon flux RSS francophone ou le flux RSS complet.