La colère de l’écrivain
par Ploum le 2024-12-09
RAPPEL: je serai à Louvain-la-Neuve mardi 10 décembre à 19h à La Page d’Après pour ma dernière rencontre de l’année.
Comme je l’explique dans la suite de ce billet, le succès de Bikepunk a pris le distributeur au dépourvu et le livre s’est retrouvé indisponible pour beaucoup de libraires. La situation devrait être à présent résolue. Si votre libraire ne peut pas l’avoir rapidement, commandez avant le 10-11 décembre sur le site PVH. Vous devriez le recevoir avant Noël. Un tout grand merci pour votre patience !
Une colère inextinguible
Il y a une vingtaine d’années, je me suis rendu dans un grand hôtel bruxellois pour une soirée de lectures de poésie. J’ai appelé l’ascenseur. Quand il s’est ouvert devant moi, je me suis subitement retrouvé face à Jean-Marie Le Pen et son garde du corps. Je l’ai reconnu sans aucune hésitation, sans aucun doute.
J’ai été tétanisé.
Sans réfléchir, par réflexe, j’ai fait un pas en arrière et refusé de rentrer dans l’ascenseur. Tout en montant les escaliers, je me suis longuement demandé si ce réflexe était juste. Si cette personne méritait cette attention, si j’aurais du l’ignorer totalement et faire comme si de rien n’était. Je me demandais également s’il se rendait à la même soirée que moi, soirée organisée par la veuve d’un résistant belge célèbre qui avait été prisonnier à Dachau.
À la fin de la soirée, discutant avec cette vieille dame adorable et très intéressante, je lui tends un recueil de mes propres poèmes. Elle prend un très long moment pour lire mes poèmes, les relire avant de se tourner vers moi avec un petit signe de dénégation :
— Vous n’êtes pas un poète.
La douche est froide.
— Vous avez trop de choses à dire. Trop de colère, trop de sujets à aborder. Vous n’êtes pas un poète. Vous êtes un écrivain !
Cette rencontre me revient régulièrement en tête et je ne peux que constater la justesse de cette analyse. Je veux en dire trop tout le temps. Parfois, je laisse écouler ma colère, brute, sauvage, violente et agressive. Parfois je tente de la catalyser ou de la camoufler en utilisant l’analyse rationnelle, l’humour voire même l’hypocrisie. Il n’en reste pas moins que je ne fais que rajouter un « é » devant chacun de mes cris pour en faire des écrits.
Chaque écrit est un cri, chaque cri est un écrit. Toute ma vie n’est que la gestion de cette colère bouillonnante qui m’anime (et que mon épouse m’éduque à contrôler).
C’est pour quoi j’ai été incroyablement touché de découvrir que Terry Pratchett, un de mes modèles, était un homme profondément, désespérément en colère.
Une autre anecdote que j’ai retenue de la très chouette biographie de Terry Pratchett est, qu’au bord du burn-out, il a finalement accepté de prendre six mois sabbatiques pour se reposer de l’écriture. À son retour, son agent lui a demandé ce qu’il avait fait de ces six mois. « J’ai écrit deux livres » a répondu Terry Pratchett.
Tout le monde peut écrire. L’écrivain est celui qui ne peut pas s’empêcher d’écrire. Il en est de même du blogging. On me demande parfois pourquoi je blogue autant. Je ne peux que répondre : « Parce que je ne peux physiquement pas faire moins ». Comme je répondais à Eddy Caekelberghs sur les ondes de la RTBF, si je ne le faisais pas, j’ai l’impression que j’exploserais. J’écris comme je refuse de monter dans un ascenseur avec Jean-Marie Le Pen : par réflexe, par nécessité vitale.
J’ai tellement de choses à écrire et il me reste tellement peu d’années pour le faire. Je dois en permanence faire des choix, me dire « non » à moi-même, repousser les nouvelles idées qui m’assaillent. Un problème que Thurk a appelé « The Boltzmann Brain ».
L’industrie du livre
Écrire. Oui, mais pourquoi ? Pour être lu bien sûr ! Le Graal, pour un auteur non anglophone, c’est d’être traduit en anglais pour accéder au marché international. Mais ce marché rêvé est-il si formidable ? Le monde de l’édition est typiquement un marché de type « Winner takes it all » comme le décrit Jaron Lanier dans son livre « Who owns the future ? ».
Si vous n’êtes pas une mégacélébrité de type Michelle Obama ou un auteur à franchise de type Tom Clancy, n’espérez pas vendre plus de 1000 voire 2000 livres. Dans le monde entier. Et, en fait, même si vous êtes une mégacélébrité avec des millions de followers, le succès n’est pas du tout garanti.
Mais pourquoi y’a-t-il autant de livres alors ? Parce que, comme les investisseurs dans les startups, les éditeurs cherchent le prochain Harry Potter ou le prochain 50 Shades of Grey, l’anomalie qui n’arrive que tous les 5 ou 10 ans.
L’article dépeint également une dépendance incroyablement morbide à Amazon, avec une grande partie du budget marketing des livres partant chez Amazon pour « remonter dans les résultats de recherche ». Faut dire qu’un livre sur deux est aujourd’hui acheté chez Amazon.
Alors, par pitié, soutenez les libraires indépendants ! Allez flâner, commandez chez eux, écoutez leurs recommandations. Nous avons déjà perdu trop de libertés chez les GAFAM, l’idée de perdre les librairies me terrorise.
Je vous propose de nous retrouver ce mardi 10 décembre, à 19h à La Page d’Après à Louvain-la-Neuve pour une rencontre littéraire. J’aime les libraires ! Si vous êtes libraire, n’hésitez pas à me contacter, je me déplace avec plaisir ou je profite de déplacements pour vous rendre visite.
L’indisponibilité de Bikepunk
Je suis conscient de me tirer une balle dans le pied. De par la stratégie de mon éditeur de minimiser les interactions avec Amazon, de ne leur céder que le strict nécessaire, mon roman Bikepunk s’est retrouvé en rupture de stock chez le géant américain alors même que je faisais plusieurs apparitions télé. Puis en rupture de stock chez les libraires, le distributeur ne pouvant pas suivre la demande. On en est au point où je crains que la version EPUB soit bientôt également épuisée.
Je ne vais pas me plaindre que mon livre ait du succès ! Au point de voir une émission télé accoler mon nom à la phrase « Le vélo comme seule arme contre l’aveuglement d’une société ».
Ou de lire le peu suspect de gauchisme Paris-Match définir Bikepunk comme un mouvement de rébellion urbaine « utilisant le vélo comme symbole de résistance contre les systèmes dominants » (sic).
Je suis à la fois empli de gratitude envers vous pour cet enthousiasme, pour votre incroyable soutien et plein de frustration, car ce sont certainement des centaines d’exemplaires de Bikepunk qui n’ont pas trouvé leurs lecteurs. Des centaines de personnes frustrées ou déçues. Des opportunités manquées parce que tant mon éditeur que moi tentons de sortir de la ligne Amazon/grands distributeurs appartenant à des milliardaires.
Si Bikepunk n’est pas disponible chez votre libraire et que vous le voulez pour Noël, commandez-le en urgence sur le site PVH.
Et rappelez-vous qu’il est sous licence libre. Vous avez le droit de le copier et de le partager ! La première liberté est celle de l’imagination. Libérez les histoires, libérez l’imaginaire !
De la nourriture que nous offrons à notre cerveau
Cette mainmise de quelques monopoles sur l’industrie du livre me rend inquiet. Beaucoup de jeunes auteurs ne sont pas mis en avant pour promouvoir des « valeurs sûres ». Si nous avons besoin de relire en permanence Zola ou Hugo, nous avons également besoin d’entendre de nouvelles voix, de tester de nouvelles idées. Pour éviter l’uniformisation, un livre n’a pas besoin d’être génialissime, grandiose ou culte. Il peut se contenter de nous offrir, à un moment de notre vie, une nouvelle perspective inconsciente. Il suffit qu’il soit différent. Votre corps est composé de ce que vous mangez, votre esprit est composé de ce que vous lisez. Même si vous ne vous en souvenez plus, même si ça vous a semblé sans importance, même si vous n’avez pas fini le livre. Vous êtes ce que vous lisez.
Il y a déjà 11 ans, je faisais une analogie entre la nourriture que nous consommons et ce que nous offrons à notre cerveau.
Cal Newport, l’auteur de « Digital Minimalism » a repris cette analogie pour décrire les réseaux sociaux comme des fabriques de contenus « ultra-transformés ». La nourriture ultra-transformée est, en effet, produite pour être irrésistible : un goût très fort, du sel, de la graisse, un engourdissement de la satiété. Finalement, on se rue sur des posts Facebook ou Instagram tout comme on se jette sur sachet de chips.
Ce qui me perturbe dans cette analogie, c’est la réalisation que les problèmes sont identiques, mais que les personnes qui sont conscientes de l’un ignorent complètement l’autre.
Dans les rassemblements de geeks linuxiens ou de rôlistes libristes, le coca et la cigarette, par exemple, sont trop souvent normalisés et tolérés (ce que je réprouve fortement).
Mais l’inverse est tout aussi vrai : les personnes attentives à l’alimentation, à l’écologie, à la santé se concentrent sur Instagram, Facebook, Tik-Tok et/ou Twitter, alimentant une crise d’obésité informationnelle morbide. Leur suggérer de communiquer par Signal plutôt que Whatsapp leur fait souvent lever les yeux au ciel. Le domaine ne les intéresse pas. Je ne parle même pas de Mastodon…
Il y a même des groupes "anticapitalistes" sur Facebook !
La cohérence plutôt que la perfection
C’est pourquoi je suis particulièrement heureux de travailler avec un éditeur qui explore, qui teste de nouveaux modèles, qui crée une atmosphère de collaboration entre tous les auteurs et qui a pour mission première de contribuer à la liberté de la culture.
Non seulement les livres sont sous licence libre, mais les auteurs sont encouragés à rejoindre le Fediverse !
L’équipe PVH lutte tous les jours, toutes les heures pour tenter de diffuser des livres et des idées de liberté sans baisser son froc devant les milliardaires qui tentent d’imposer ce qu’ils sont sûrs de vendre ou, pire, ce qui arrange leurs intérêts idéologiques. C’est difficile, il y a des couacs comme l’indisponibilité de Bikepunk. Mais, vous savez quoi ? Ça commence à fonctionner ! Le logiciel libre Be-Bop, développé en interne, commence à prendre de l’ampleur.
PVH n’est pas parfait. Personne n’est parfait. Mais nous tentons de garder une ligne cohérente dans notre combat pour promouvoir et diffuser la culture de l’imaginaire et la philosophie du libre.
Votre compréhension, votre patience, vos achats, vos partages sont le meilleur des soutiens. Merci ! Merci de faire partie de cette aventure, de parler de nous autour de vous. Vous n’apaisez pas ma colère, mais vous m’aidez à la transformer, à la canaliser pour contribuer à quelque chose de plus grand, quelque chose dont nous pourrons un jour être fières et fiers.
Comme le dit très bien Framasoft : Le chemin est long, mais la voie est libre !
Je suis Ploum et je viens de publier Bikepunk, une fable écolo-cycliste entièrement tapée sur une machine à écrire mécanique. Pour me soutenir, achetez mes livres (si possible chez votre libraire) !
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