De la décadence technologique et des luddites technophiles

par Ploum le 2025-02-06

La valeur de texte brut

Thierry s’essaie à publier son blog sur le réseau Gemini, mais a du mal avec le format minimaliste. Qui est justement pour moi la meilleure partie du protocole Gemini.

Le format Gemini impose, comme dans un livre, du texte pur. Il est possible d’ajouter un titre, des sous-titres, des liens, des citations, mais avec une particularité importante : cela doit concerner toute la ligne, pas une simple partie de texte. Les liens doivent donc être sur leur propre ligne plutôt que de se perdre et foisonner dans le texte. Comme ils interrompent la lecture entre deux paragraphes, ils doivent être explicités et justifiés plutôt que d’être cachés au petit bonheur du clic.

Il est également impossible de mettre de l’italique ou du gras dans son texte. Ce qui est une excellente chose. Comme le rappelle Neal Stephenson dans son « In the beginning was the command line », les mélanges gras/italiques aléatoires n’ont rien à faire dans un texte. Prenez un livre et tentez de trouver du texte en gras dans le corps du texte. Il n’y en a pas et pour une bonne raison : cela ne veut rien dire, cela perturbe la lecture. Mais lorsque Microsoft Word est apparu, il a rendu plus facile de mettre en gras que de faire des titres corrects. Tout comme le clavier azerty a soudainement fait croire qu’il ne fallait pas mettre d’accent sur les majuscules, l’outil technologique a appauvri notre rapport au texte.

Car le besoin d’attirer l’attention au milieu d’un texte est un aveu d’insécurité de l’auteur. Le texte doit exister par lui-même. C’est au lecteur de choisir ce qu’il veut mettre en avant en surlignant, pas à l’auteur. Orner un texte d’artifices inutiles pour tenter de combler les vides porte un nom : la décadence.

Le gras, le word art, le Comic San MS, les powerpoints envoyés par mail, tous sont des textes décadents qui tentent de camoufler la vacuité ou l’inanité du contenu.

La décadence inexorable de la tech

Le texte n’est qu’un exemple parmi tant d’autres.

Thierry se pose également beaucoup de questions sur les notions low-tech et high-tech, notamment dans le médical. Mais le terme « low-tech » est selon moi trompeur. Je suis un luddite technophile. Contrairement à ce que la légende prétend, les luddites n’étaient pas du tout opposés à la technologie. Ils étaient opposés à la propriété technologique par la classe bourgeoise, ce qui transformait les artisans spécialisés en interchangeables esclaves des machines. Les luddites n’ont pas tenté de détruire des métiers à tisser technologiques, mais des machines que leurs patrons utilisaient pour les exploiter.

De la même manière, je ne suis pas opposé aux réseaux sociaux centralisés ni aux chatbots parce que c’est « high tech », mais parce que ce sont des technologies qui sont activement utilisées pour nous appauvrir, tant intellectuellement que financièrement. C’est même leur seul objectif avoué.

Que l’IA soit utilisée pour détecter plus précocement des cancers, je trouve l’idée formidable. Mais je sais également qu’elle est impossible dans le contexte actuel. Pas d’un point de vue technique. Mais parce que, bien utilisée, elle coûtera plus cher que pas d’IA du tout. En effet, l’IA peut aider en détectant des cancers que le médecin a ratés. Il faut donc un double diagnostic, tant du médecin que de l’IA et se poser des questions lorsque les deux sont en désaccord. Il faut payer le coût de l’IA en plus du surplus du travail du médecin, car il devra faire plus d’heures vu qu’il devra revoir les diagnostics « divergents » pour trouver son erreur ou celle de l’IA. L’IA est un outil qui peut être utile si on accepte qu’il coûte beaucoup plus cher.

Ça, c’est la théorie.

En pratique, une telle technologie est vendue sous prétexte de « faire des économies ». Elle va forcément induire un relâchement attentionnel des médecins et, pour justifier les coûts, une diminution du temps consacré à chaque diagnostic humain. Perdant de l’expérience et de l’habitude, le diagnostic des médecins va devenir de moins en moins sûr et, par effet ricochet, les nouveaux médecins vont être de moins en moins bien formés. Les cancers indétectés par l’IA ne le seront plus par les humains. L’IA étant entrainée sur les diagnostics réalisés par des humains, elle va également devenir de moins en moins compétente et s’autovalider. Au final, nul besoin d’être grand clerc pour voir que si la technologie est intéressante, son utilisation dans notre contexte socio-économique ne peut que se révéler catastrophique et n’est intéressante que pour les vendeurs d’IA.

Le mensonge high tech

Les partisans du « low tech » ont l’intuition que la « high tech » cherche à les exploiter. Ils ont raison sur le fond, pas sur la cause. Ce n’est pas la technologie le nœud du problème, mais sa décadence.

La course à la technologie est une bulle bâtie sur un mensonge. L’idée n’est pas de construire quelque chose de durable, mais de faire croire qu’on va le construire pour attirer des investisseurs. Les entreprises du NASDAQ sont devenues une énorme pyramide de Ponzi. Elles tentent de se soutenir l’une l’autre à coup de millions, mais perdent toutes énormément d’argent, ce qu’elles arrivent à cacher grâce au cours de la bourse.

D’ailleurs, des recherches sérieuses confirment mon intuition : au plus on comprend ce qu’il y a derrière « l’intelligence artificielle », au moins on en veut. L’IA est littéralement un piège à ignorants. Et les producteurs l’ont très bien compris : ils ne veulent pas que l’on comprenne ce qu’ils font.

Ed Zitron continue sur sa lancée avec l’inattendue arrivée de DeepSeek, le ChatGPT chinois qui est simplement 30 fois moins cher. À la question « Pourquoi OpenAI et les autres n’ont pas réussi à faire moins cher », il propose la réponse rétrospectivement évidente : « Parce que ces entreprises n’avaient aucun intérêt à faire moins cher. Au plus elles perdent de l’argent, au plus elles justifient que ce qu’elles font est cher, au plus elles attirent les investisseurs et effraient de potentiels compétiteurs ». En bref : parce qu’elles sont complètement décadentes !

Cory Doctorow parle souvent de merdification, je propose plutôt de parler de « décadence technologique ». Nous produisons la technologie la plus chère, la plus complexe et la moins écologique possible par simple réflexe. Comme pour les orgies romaines, la complexité et le coût ne sont plus des obstacles, mais les objectifs premiers que nous cherchons à atteindre.

Ceci explique aussi pourquoi la technologie se retourne complètement contre ses utilisateurs. Dernièrement, une dame d’un certain âge voulait me montrer sur son téléphone un post vu sur son compte Facebook. La moitié de son gigantesque écran de téléphone était littéralement une publicité fixe pour une voiture. Dans la seconde moitié de l’écran, la dame scrollait et alternait entre d’autres pubs pour des voitures et ce qui était probablement du contenu. Son téléphone était doté d’un écran gigantesque, mais seule une fraction de celui-ci était au service de l’utilisateur. Et encore, pas complètement.

La bagnole est en soi le parfait exemple de décadence : d’outil, elle est devenue un symbole qui doit être le plus gros, le plus lourd, le plus voyant possible. Ce qui entraine une complexité infernale tant en termes d’espace public que d’espace privé. Les maisons des dernières décennies sont, pour la plupart, bâties comme des pièces autour d’un garage. Les villes comme des bâtiments autour de nœuds routiers. La voiture est devenue le véritable citoyen des villes, les humains n’en sont que les servants. Le Web suit la même trajectoire avec les robots remplaçant les voitures.

La frénésie envers l’intelligence artificielle est l’archétype de cette décadence. Car si les nouveaux outils ont clairement une utilité et peuvent clairement aider dans certains contextes, nous sommes dans une situation inverse : trouver un problème auquel appliquer l’outil .

Retour au concept d’utilité

C’est également la raison pour laquelle Gemini me passionne tellement. C’est l’outil le plus direct pour transmettre le texte de mon cerveau à celui d’un lecteur. En ouvrant la porte au gras, à l’italique puis aux images et au JavaScript, le Web est devenu une jungle décadente. Les auteurs y publient puis, sans se soucier d’être lus, consultent avidement les statistiques de clics et de likes. Le texte est de plus en plus optimisé pour ces statistiques. Avant d’être automatisés par des robots, robots qui pour s’entrainer vont consulter les textes en ligne et générer automatiquement des clics.

La boucle de la décadence technologique est bouclée : les contenus sont lus et générés par les mêmes machines. Les bourgeois capitalistes propriétaires ont réussi à automatiser totalement tant leurs ouvriers (les créateurs de contenus) que leurs clients (ceux qui font du clic).

Je ne veux pas servir les propriétaires de plateforme. Je ne veux pas consommer ce fade et inhumain contenu automatisé. Je tente de comprendre les conséquences de mes usages technologiques pour en tirer le maximum d’utilité avec le moins de conséquences négatives possible.

Face à la décadence technologique, je suis devenu un luddite technophile.

Je suis Ploum et je viens de publier Bikepunk, une fable écolo-cycliste entièrement tapée sur une machine à écrire mécanique. Pour me soutenir, achetez mes livres (si possible chez votre libraire) !

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