
À la recherche de l’humanité perdue…
par Ploum le 2025-09-09
La mort ou le retour de la lucidité
Drmollytov est une bibliothécaire qui a été très gravement blessée dans un accident de moto, accident où son mari a perdu la vie.
Après une période de convalescence et de deuil, elle tente de reconstruire sa vie et, graduellement, elle prend conscience de la frénésie consumériste dans laquelle est engagée toute personne « normale ». Depuis le désir de shopping aux réseaux sociaux en passant par les abonnements aux services de streaming.
Au plus elle fait du nettoyage dans sa vie, au plus elle retrouve du temps et de l’énergie. Au moins elle éprouve le besoin « d’être vue ». Il faut dire que de poster uniquement sur Gemini, ça n’aide pas pour la visibilité !
- view from the present (drmollytov.smol.pub)
- Rappel pour celleux qui ne savent pas ouvrir les liens Gemini comme ici au-dessus : Gemini, le protocole du slow web (ploum.net)
Une phrase m’a marquée sur son dernier billet posté sur Gemini : « Mon seul regret avec les réseaux sociaux, c’est d’avoir été dessus tout court. Ils ont vidé mon énergie mentale, dévoré mon temps et je suis certaine qu’ils ont extrait une part de mon âme. » (traduction très libre).
Je me rends compte qu’il ne suffit pas de se libérer des mécanismes d’addiction des réseaux sociaux. Il faut également conscientiser à quel point ils ont déformé, détruit, dénaturé nos pensées, nos relations sociales, nos motivations. Pire : ils nous rendent objectivement stupides ! Depuis 2010, le QI moyen est en train de descendre, ce qui n’était jamais arrivé depuis l’invention du QI (quoi qu’on pense de cet outil).
Les réseaux sociaux sont intrinsèquement liés au smartphone. Ils ont réellement explosé lorsqu’ils se sont optimisés pour la consommation passive sur un petit écran tactile (chose à laquelle Zuckerberg ne croyait pas du tout). À l’inverse, l’addiction aux réseaux sociaux a créé une demande continue pour des smartphones toujours plus brillants et prenant des photos toujours plus susceptibles de générer des likes.
Comme le souligne Jose Briones, ces interactions permanentes sur une plaque de verre lisse, les écouteurs vissés sur les oreilles, nous font perdre la conscience du tactile, de la matérialité.
Au-delà de notre addiction aux chiffres colorés
Quand on a été addict, quand ou y a cru vraiment, quand on y a investi énormément de soi, il ne suffit pas d’arrêter de fumer pour être en bonne santé. Arrêter, ce n’est que le premier pas nécessaire et indispensable. Mais il reste un long chemin à parcourir pour se reconstruire par après, pour retrouver l’humain qui a été blessé, enfoui.
L’être humain que, finalement, peu de monde a intérêt à ce que vous retrouviez, mais qui est là, enfui sous des notifications incessantes, sous la consultation compulsive de vos likes, de vos statistiques, de vos abonnés. Pour Jose Briones, il a fallu plus de trois ans sans smartphone pour que se calme son angoisse… de ne pas avoir de smartphone !
Cela fait des années que je n’ai plus de statistiques sur les fréquentations de ce blog. Parce que ce n’est pas très éthique, mais, surtout, parce que cela me rendait fou, parce que ma santé mentale en pâtissait incroyablement. Parce que je n’arrivais plus à être satisfait de mon écriture autrement que par le nombre de lecteurs que ça me ramenait. Parce que de simples statistiques détruisaient mon âme.
Comme le dit le blog This day’s portion, vous n’avez pas besoin de statistiques !
Et si le réseau Mastodon est très loin d’être parfait, il est assez simple d’y trouver une instance qui ne vous espionne pas. La majorité ne le fait d’ailleurs pas. Au contraire de Bluesky qui traque toutes vos interactions à travers la société Statsig. Statsig qui vient d’être rachetée par OpenAI, le créateur de ChatGPT.
On dirait que Sam Altman tente de faire comme Musk et de gagner de l’influence politique en noyautant les réseaux sociaux centralisés. On s’est foutu de la gueule de Musk, mais force est de constater que ça a très bien fonctionné. Et que, comme je le disais en 2023, ce n’est qu’une question de temps avant que ça arrive à Bluesky qui n’est pas du tout décentralisé, contrairement à ce que répète le marketing.
Mais le pire avec toutes ces statistiques, toutes ces données, c’est que nous sommes les premiers à vouloir les récolter et à nous vendre pour les optimiser et les consulter sur de jolis graphiques colorés affichés sur nos plaques de verre lisse et brillante.
L’inhumanité d’un monde qui se vend
Je ne cesse de répéter ce qu’articule justement Thierry Crouzet dans son dernier article : les marketeux ont imposé leur vision du monde, forçant les artistes, les intellectuels et les scientifiques à devenir des commerciaux, ce qui est l’antithèse de leur nature profonde. Car artistes, intellectuels et scientifiques ont en commun d’être dans une quête, peut‑être illusoire, de vérité, d’absolu. Là où le marketing est, par définition, l’art du mensonge, de la tromperie, de l’apparence et de l’exploitation de l’humain.
Cette destruction mentale enseignée dans les écoles de commerce est également à l’œuvre avec l’IA. Il faudra des années pour que les personnes addicts à l’IA puissent, si tout va bien, retrouver leur âme d’humain, leur capacité de raisonnement autonome. Les développeurs qui dépendent de Github sont en première ligne.
- Github, l'IA et les fours à micro-ondes (mart-e.be)
- We need to talk about your Github addiction (ploum.net)
En espérant que nous puissions arriver à redevenir des humains sans devoir recourir à la solution extrême décrite par Thierry Bayoud et Léa Deneuville dans l’excellente nouvelle « Chronique d’un crevard », nouvelle présente dans le Recueil de Nakamoto, que je recommande chaudement et présenté ici par Ysabeau. Et, oui, les nouvelles sont sous licence libre.
- Note de lecture le Recueil de Nakamoto (nouvelles) (ysabeau)
- Le recueil de Nakamoto (pvh-editions.com)
L’idée derrière Chronique d’un crevard m’a rappelé mon propre roman Printeurs. Ça serait chouette de voir les deux univers se rejoindre d’une manière ou d’une autre. Car c’est ça toute la beauté de la création artistique libre.
De l’art comme instinct de survie
De la création artistique tout court, devrais-je dire, jusqu’au moment où les juristes d’entreprise ont réussi à convaincre les artistes qu’ils devaient être des maniaques de la « protection de leur propriété intellectuelle » ce qui les a transformés en victimes de la plus formidable arnaque de ces dernières décennies. Tout comme les marketeux, les juristes d’entreprise sont, par essence, des gens qui vont t’exploiter. C’est leur métier !
Seule la technique change : les marketeux mentent et te promettent le bonheur, les juristes menacent et corrompent. Les deux ne cherchent qu’à augmenter le bénéfice de leur employeur. Les deux ont réussi à convaincre les artistes d’éteindre leur humanité pour devenir eux-mêmes marketeux et juriste, de faire du « personal branding » et de la « propriété intellectuelle ».
À ce propos, Cory Doctorow explique très bien sur quelle illusion s’est construite la fameuse « propriété intellectuelle » et à quel point ceux qui l’ont conçue savaient très bien que c’était une arnaque à l’échelle planétaire pour tenter de transformer le monde entier en une colonie étatsunienne.
Marketeux et juristes ont réussi à convaincre les artistes de haïr ce qui fait la base de leur métier : leur public, renommés « pirates » dès qu’ils ne passent pas entre les barrières Nadar du corporatisme de surveillance. Ils ont réussi à convaincre les scientifiques de haïr ce qui fait la base de leur métier : le partage sans restriction de la connaissance. Le fait que la plus grande base de données scientifiques du monde, Sci-hub, soit considérée comme pirate et interdite partout dans le monde dit tout ce que vous avez besoin de savoir sur notre société.
Le capitalisme de surveillance pourrit tout ce qu’il touche. Tout d’abord en rendant difficile la vie des contestataires (ce qui est de bonne guerre), mais, surtout, en achetant et corrompant les rebelles qui réussissent malgré tout. Devenu millionnaire, cet artiste antisystème deviendra le premier soutien du système en question et adaptera son slogan : « Soyez rebelles, mais pas trop, achetez mes produits dérivés ! ».
Tout comme le surréalisme a été la réponse artistique et intellectuelle au fascisme, l’art seul peut sauver notre humanité. Un art brut, tactile, sensoriel. Mais, avant toute chose, un art libre qui se partage, qui se diffuse et qui envoie se faire foutre les notions de propriétés virtuelles.
Un art qui se partage, mais force le public à partager également, à retrouver l’essence de notre humanité : le partage.
- Photo d’illustration prise par Diegohnxiv et représentant une fresque en l’honneur de SciHub à l’université de Mexico
- Printeurs et Le recueil de Nakamoto sont commandables chez votre libraire indépendant préféré ! Les ebooks sont sur libgen, au moins pour Printeurs. Je le sais, c’est moi qui l’ai uploadé.
Je suis Ploum et je viens de publier Bikepunk, une fable écolo-cycliste entièrement tapée sur une machine à écrire mécanique. Pour me soutenir, achetez mes livres (si possible chez votre libraire) !
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