De la mystification de la Grande Idée

par Ploum le 2025-09-18

et de la négation de l’expérience

Festival Hypermondes à Mérignac

Je dédicacerai ce samedi 20 et dimanche 21 septembre à Mérignac, dans le cadre du festival Hypermondes. Je participe également à une table ronde le dimanche. Et pour tout vous dire, j’ai sacrément le trac, car je serai entouré de noms qui peuplent ma bibliothèque et dont j’ai lu et relu les livres : Pierre Bordage, J.C. Dunyach, Pierre Raufast, Catherine Dufour, Laurent Genefort… Sans oublier Shuiten et Peeters, qui ont marqué mon adolescence et surtout, mon idole, le plus grand scénariste BD de ce siècle, Alain Ayroles (parce que pour le siècle précédent, c’est Gosciny).

Bref, je me sens tout petit au milieu de ces géants alors n’hésitez pas à venir me faire un coucou pour que je me sente moins seul sur le stand !

La mythologie de l’idée

Dans le film « Glass Onion » (Rian Johnson, 2022), un milliardaire de la Tech, parodie de ZuckerMusk, invite des amis sur son île privée pour une sorte de cluedo géant. Qui dégénère évidemment lorsqu’un véritable crime est commis.

Ce que j’ai beaucoup aimé dans ce film, c’est l’insistance sur un point trop souvent oublié : ce n’est pas parce qu’on est riche et/ou célèbre qu’on est intelligent. Et ce n’est pas parce qu’on arrive à faire croire au public qu’on est surintelligent, au point de le croire soi-même, qu’on l’est réellement.

Bref, c’est une belle remise à leur place du monde des milliardaires, des influenceurs, starlettes et tout ce qui gravite autour.

Néanmoins, un point particulier m’a chagriné : toute une partie de l’intrigue repose sur savoir qui a eu le premier l’idée de la startup qui fera le succès du milliardaire, idée qui est littéralement griffonnée sur une serviette en papier.

C’est très amusant dans le film, mais comme je l’ai déjà dit : une idée seule ne vaut rien !

L’idée n’est que l’étincelle initiale d’un projet, mais le résultat final sera impacté par les milliers de décisions et d’adaptations prises en cours de route.

Le rôle de l’architecte

Si vous n’avez jamais fait construire de maison, vous pensez peut-être que vous décrivez la maison de vos rêves à un architecte. Celui-ci vous propose un plan. Vous validez, les ingénieurs et les ouvriers s’emparent du plan et la maison se construit.

Sauf qu’en réalité, vous êtes incapable de décrire la maison de vos rêves. Vos intuitions sont toutes contradictoires. Ce que j’appelle le syndrome de « la maison de plain-pied sur deux étages ». Et quand bien même vous avez réfléchi en profondeur, l’architecte va pointer tout un tas de problèmes pratiques avec vos idées. De choses auxquelles vous n’avez pas pensé. C’est très joli toutes ces vitres, mais comment allez-vous les entretenir ?

Il va falloir faire des compromis, prendre des décisions. Et une fois le plan validé, les décisions continueront sur le chantier. À cause des imprévus ou des milliers de petits problèmes qui n’apparaissaient pas sur le plan. Voulez-vous vraiment un évier à cet endroit vu que la porte s’ouvre dessus ?

Au final, la maison de vos rêves sera très différente de ce que vous avez imaginé. Pendant des années, vous lui trouverez des défauts. Mais ces défauts sont des compromis que vous avez expressément choisis.

L’idée d’un roman

En tant qu’écrivain, il m’arrive régulièrement de me voir poser la question : « D’où te viennent toutes ces idées ? »

Comme si avoir l’idée était un problème. Des idées, j’en ai des centaines dans mes tiroirs. Le travail n’est pas d’avoir l’idée, c’est de faire le plan puis de transformer ce plan en construction.

J’ai plusieurs fois reçu des propositions de type : « J’ai une super idée pour un roman, je te la partage, tu écris et on fais 50/50 ».

Vous imaginez un instant arriver chez un architecte avec un truc griffonné et dire : « J’ai une super idée pour une maison, je vous la montre, vous la construisez, vous trouvez un entrepreneur et on partage » ?

Contrairement à Printeurs, que j’ai rédigé sans scénario préalable, j’ai écrit Bikepunk avec une véritable structure. Je suis parti d’une idée initiale. J’ai brainstormé avec Thierry Crouzet (nos échanges ont fait naître le fameux flash de l’histoire). Puis j’ai creusé les personnages. J’ai écrit une nouvelle dans cet univers (créant le personnage de Dale), j’ai ensuite travaillé la structure pendant un mois avec un tableau de liège sur lequel je punaisais des fiches. Enfin, je me suis mis à l’écriture. Bien des fois, je me suis retrouvé confronté à des incohérences, j’ai dû prendre des décisions.

Le résultat final ne ressemble en rien à ce que j’imaginais. Certaines scènes clé de mon synopsis se sont révélées, à la relecture de simples transitions. Des improvisations de dernières minutes semblent, au contraire, avoir marqué toute une frange de lecteurices.

Le code n’est qu’une série de décisions

Une idée n’est qu’une étincelle qui peut potentiellement se propager, se mélanger à d’autres. Mais, pour allumer un feu, la source initiale de l’étincelle compte bien moins que le combustible.

L’invention qui a mit cela en exergue est certainement l’ordinateur. Car un ordinateur est, par essence, une machine qui fait ce qu’on lui demande.

Exactement ce qu’on lui demande. Ni plus ni moins.

L’humain a été confronté au fait qu’il est extrêmement compliqué de savoir ce que l’on veut. Que c’est presque impossible de l’exprimer sans ambiguïté. Que cela nécessite un langage dédié.

Un langage de programmation.

Et maitriser un langage de programmation demande un esprit tellement analytique et rationnel qu’un métier s’est créé pour l’utiliser: programmeur, codeuse, développeur. Le terme importe peu.

Mais, tout comme un architecte, une programmeuse doit en permanence prendre des décisions qu’elle pense être les meilleures pour le projet. Pour l’avenir. Ou bien elle identifie les paradoxes pour en discuter avec le client. « Vous m’avez demandé une interface simple avec un seul bouton tout en me spécifiant douze fonctionnalités qui doivent avoir un accès direct avec un bouton dédié. On fait quoi ? » (cas vécu).

De la stupidité de croire en une IA productive

Ce que je dis paraît peut-être évident, mais lorsque j’entends le nombre de personnes qui parlent de « vibe programming », je me dis que beaucoup trop de monde a été bercé avec le paradigme de « l’idée magique » comme dans Onion Glass.

Les IAs sont perçues comme des machines magiques qui font ce que vous voulez.

Sauf que, quand bien même elles seraient parfaites, vous ne savez pas ce que vous voulez.

Les IA ne peuvent pas prendre correctement ces milliers de décisions. Des algorithmes statistiques ne peuvent produire que des résultats aléatoires. Vous ne pouvez pas juste émettre votre idée et voir le résultat apparaître (ce qui est le fantasme des crétins-managers, cette race d’idiots formés dans les écoles de management qui est persuadée que les exécutants sont une charge dont il faudrait idéalement se passer).

Le fantasme ultime est une machine « intuitive », qu’il ne faut pas apprendre. Mais l’apprentissage n’est pas seulement technique. L’expérience humaine est globale. Un architecte va penser aux problèmes de la maison de vos rêves parce qu’il a déjà suivi vingt chantiers et eu un aperçu des problèmes. Chaque nouveau livre d’un écrivain reflète son expérience avec les précédents. Certaines décisions sont les mêmes, d’autres, au contraire, sont différentes pour expérimenter.

Ne pas vouloir apprendre son outil, c’est la définition même de la stupidité la plus crasse.

Penser qu’une IA pourrait remplacer un développeur, se montrer sa totale incompétence quant au travail du développeur en question. Penser qu’une IA peut écrire un livre ne peut provenir de gens qui ne lisent pas eux-mêmes, qui ne voient que du papier imprimé.

Ce n’est pas que c’est techniquement impossible. D’ailleurs, beaucoup le font parce que vendre du papier imprimé, ça peut être rentable avec le bon marketing, peu importe ce qui est imprimé.

C’est juste que le résultat ne pourra jamais être satisfaisant. Tous les compromis, les décisions seront le fruit d’un aléa statistique sur lequel vous n’avez aucun contrôle. Les paradoxes ne seront pas résolus. Bref, c’est et ce sera toujours de la merde.

Un business, c’est bien plus qu’une idée !

Facebook n’était pas la première tentative de réseau social entre étudiants. Amazon n’était pas le premier site de vente de livre en ligne. Whatsapp était une application pour afficher sa disponibilité pour un coup de fil à ses amis. Instagram servait à la base à partager sa position. Microsoft n’avait jamais développé de système d’exploitation lorsqu’ils ont vendu la licence DOS à IBM.

Bref, l’idée initiale ne vaut rien. Ce qui a fait le succès de ces entreprises, ce sont les milliards de décisions prises à chaque instant, les réajustements.

Prendre ces décisions est ce qui construit le succès, fût-il commercial, artistique ou personnel. Croire qu’un ordinateur pourrait prendre ces décisions à votre place c’est faire preuve non seulement de naïveté, mais c’est également prouver totalement son incompétence dans le domaine concerné.

Dans Onion Glass, ce point m’a particulièrement chagriné, car poussé à l’absurde. Comme si une serviette avec trois traits de crayon pouvait valoir des milliards.

Ce petit quelque chose en plus

Et si je me réjouis de fréquenter tant d’auteurs que j’admire à Mérignac, ce n’est pas pour échanger des idées, mais m’imprégner de leurs expériences, de leur personnalité qui leur fait construire des œuvres que j’admire.

J’ai dû relire des dizaines et des dizaines de fois l’intégralité de « De capes et de crocs », le chef d’œuvre de Masbou et Ayroles.

À chaque relecture, je savoure chaque case. Je sens que les auteurs s’amusent, se laissent porter, emporter par leurs personnages dans des bifurcations a priori imprévues, improbables. Quelle IA aurait l’idée de faire intervenir le caquètement d’un poulailler dans la complétion d’un alexandrin ? Quel algorithme se pavanerait de la césure à l’hémistiche ?

L’humain et son expérience auront toujours quelque chose en plus, quelque chose d’indéfinissable dont le mot m’échappe.

Ah si…

Quelque chose que, sans un pli, sans une tache, l’humain emporte malgré lui…

Et c’est…

— C’est ?

Son panache !

Je suis Ploum et je viens de publier Bikepunk, une fable écolo-cycliste entièrement tapée sur une machine à écrire mécanique. Pour me soutenir, achetez mes livres (si possible chez votre libraire) !

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