Nos comptoirs virtuels

par Ploum le 2025-11-21

La façade d’un grand café parisien. Zoom sur l’enseigne un peu décrépie ornée d’un pouce blanc sur fond de peinture écaillée : « Le Facebook ».

Intérieur bondé. Moyenne d’âge : 55-60 ans. Les murs sont recouverts de publicité. Les clients sont visiblement tous des habitués et alternent entre ballons de rouge et bières.

— Depuis qu’on peut plus fumer, c’est quand même plus pareil.
— Tout ça c’est la faute de communisses sissgenres !
— Les quois ?
— Les sissgenres. C’est un mot qu’y disent pour légaliser la pédophilie.
— Je croyais qu’on disait transse ?
— C’pareil. Enfin, je crois. Un truc de tarlouzes.
— En tout cas, on peut même plus se rouler une clope en paix !

Une voix résonne provenant d’une table voisine :
— Mon petit fils a fait premier au concours de poésie de son lycée.

Toute la salle crie « Bravo ! » et applaudit pendant 3 secondes avant de reprendre les conversations comme si rien ne s’était passé.

Fondu

Une cafétéria aux murs blancs couverts de posters motivationnels dont les images sont très visiblement générées par IA. Les clients portent tous des costumes-cravates ou des tailleurs un peu cheap, mais qui font illusion de loin. Tous consomment du café dans un gobelet en plastique qu’ils remuent légèrement avec une touillette en bois. Un petit pot contient des touillettes usagées sous une inscription « Pour sauver la planète, recyclez vos touillettes ! »

Gros plan sur Armand, visage bien rasé, lunettes, pommettes saillantes. Il a l’air stressé, mais essaie d’en imposer avec son sourire nerveux.

— Depuis que je fréquente « Le Linkedin », mon rendement de conversion client a augmenté de 3% et j’ai été officiellement nommé Marketing Story Customers Deputy Manager. C’est une belle réussite que je dois à mon réseau.

La caméra s’éloigne. On constate que, comme tous les autres clients, il est seul à sa table et en train de parler à un robot qui acquiesce machinalement.

Fondu

L’endroit branché avec des lumières colorées qui clignotent et de la musique tellement à fond que tu ne sais pas passer commande autrement qu’en hurlant. Des néons hyper design dessinent le nom du bar : « Instagram »

Les cocktails coûtent un mois de salaire, sont faits avec des jus de fruits en boîte. De temps en temps, un client fait une crise d’épilepsie, mais tout le monde trouve ça normal. Et puis les murs sont recouverts de posters géants représentant des paysages somptueux.

La barbe de trois jours soigneusement travaillée, Youri-Maxime pointe un poster à sa compagne.
— Cette photo est magnifique, on doit absolument aller là-bas !

Estelle n’a pas 30 ans, mais son visage est gonflé par la chirurgie esthétique. Sans regarder son compagnon, elle répond :
— Excellente idée, on prendra une photo là, je mettrai mon bikini jaune MachinBazar(TM) et je me ferai un maquillage BrolTruc(TM).
— Trop génial, répond le mec sans quitte des yeux son smartphone. Il me tarde de pouvoir partager la photo !

Fondu

Un ancien entrepôt qui a été transformé en loft de luxe. Briques nues, tuyauteries apparentes. Mais c’est intentionnel. Cependant, on sent que l’endroit n’est plus vraiment entretenu. Il y a des la poussière. Des détritus s’accumulent dans un coin. Les toilettes refoulent. Ça pue la merde dans tout le bar.

Au mur, un grand panneau bleu est barré d’un grand X noir. En dessous, on peut lire, à moitié effacé : « Twitter ».

Dans des pulls élimés et des pantalons de velours, une bande d’habitués est assise à une table. Chacun tape frénétiquement sur le clavier repliable de sa tablette.

Une bande de voyous s’approchent. Ils ont des tatouages en forme de croix gammées, d’aigles, de symboles vaguement nordiques. Ils interpellent les habitués.

— Eh, les mecs ! Vous faites quoi ?
— Nous sommes des journalistes, on écrit des articles. Ça fait 15 ans qu’on vient ici pour travailler.
— Et vous écrivez sur quoi ?
— Sur la démocratie, les droits des trans…

Un nazi a violemment donné un coup de batte de baseball sur la table, éclatant les verres des journalistes.

— Euh, enchaine aussitôt un autre journaliste, on écrit surtout sur le grand remplacement, sur les dangers du wokisme.

Le nazi renifle.

— Vous êtes cool les mecs, continuez !

Fondu

Exactement le même entrepôt sauf que cette fois-ci tout est propre. Le panneau, tout nouveau, indique « Bluesky ». Quand on s’approche des murs, on se rend compte qu’ils sont en fait en carton. Il s’agit d’un décor de cinéma !

Il n’y a pas d’habitués, le bar vient d’ouvrir.

— Bienvenue, lance le patron a la foule qui entre. Je sais que vous ne voulez pas rester à côté, car c’est devenu sale et rempli de nazis. Ici, pas de risque. Tout est pareil, mais décentralisé.

La foule pousse un soupir de satisfaction. Un client fronce les sourcils.

— En quoi est-ce décentralisé ? C’est pareil que…

Il n’a pas le temps de finir sa phrase. Le patron a claqué des doigts et deux cerbères sortis de nulle part le poussent dehors.

— C’est décentralisé, continue le patron, et c’est moi qui prends les commandes.
— Chouette, murmure un client. On va pouvoir avoir l’impression de faire un truc nouveau sans rien changer.
— En plus, on peut lui faire confiance, réplique un autre. C’est le patron de l’ancien bar. Il l’a revendu à un nazi et a pris une partie de l’argent pour ouvrir celui-ci.
— Alors, c’est clairement un gage de confiance !

Fondu

Une vielle grange avec de la paille par terre. Il y a des poules, on entend un mouton bĂŞler.

Un type dans une chemise à carreaux élimée appuie sur un vieux thermo pour en tirer de la bouillasse qu’il tend à ses clients.

— C’est du bio issu du commerce équitable, dit-il. Du Honduras. Ou du Nicaragua ? Faut que je vérifie…
— Merci, répond une grande femme aux cheveux mauves d’un côté du crâne, rasés de l’autre côté.

Elle a un énorme piercing dans le nez, une jupe en voilettes, des bas résille troués et des chaussettes aux couleurs du drapeau trans qui lui remontent jusqu’aux genoux. Elle va s’asseoir devant une vieille table en tréteaux sur laquelle un type barbu en t-shirt « FOSDEM 2004 » tape fiévreusement sur le clavier d’un ordinateur Atari qui prend la moitié de la table. Des câbles sortent de partout.

Arrive une vieille dame aux yeux pétillants. Elle s’appuie sur une canne d’une main, tire un cabas à roulettes de l’autre.

— Bonjour tout le monde ! Vous allez bien aujourd’hui ?

Tout le monde répond des trucs différents en même temps, une poule s’affole et s’envole sur la table en caquetant. La vieille dame ouvre son cabas, faisant tomber une pile de livres de la Pléiade, un Guillaume Musso et une botte de poireaux.

— Regardez ce que je nous ai fait ! Une enseigne pour mettre devant le portail.

Elle déplie un ouvrage au crochet de plusieurs mètres de long. Inscrit en lettres de laine aux coloris plus que douteux, on peut vaguement déchiffrer « Mastodon ». Si on penche la tête et qu’on cligne des yeux.

— Bravo ! C’est magnifique ! entonne une cliente.
— Il fallait dire « Fediverse » dit un autre.
— Est-ce que ça ne rend pas l’endroit un peu trop commercial ? Faudrait pas qu’on devienne comme le bar à néon d’en face.
— Ouais, c’est sûr, c’est le risque. Faudrait que les clients d’en face viennent ici, mais sans que ce soit commercial.
— C’est de la laine bio, continue la vieille dame.

Dans l’étable, une vache mugit.

Je suis Ploum et je viens de publier Bikepunk, une fable écolo-cycliste entièrement tapée sur une machine à écrire mécanique. Pour me soutenir, achetez mes livres (si possible chez votre libraire) !

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