Hyperconnexion, addiction et obéissance

par Ploum le 2024-11-13

De l’hyperconnexion

Nous sommes désormais connectés partout, tout le temps. J’appelle cela "l’hyperconnexion" (et elle ne passe pas nécessairement par les écrans).

Parfois, je tente de me convaincre que mon addiction personnelle à cette hyperconnexion est surtout liée à mon côté geek, que je ne peux généraliser mon cas.

Et puis, quand je roule à vélo, je me rends compte du nombre de piétons qui n’entendent pas ma sonnette, qui ne me voie pas arriver (même de face), qui ne s’écartent pas et qui, lorsqu’ils réalisent ma présence (qui va, dans certains cas, jusqu’à nécessiter une tape sur l’épaule), ont un air complètement abruti, comme si je venais de les extirper d’un univers parallèle.

Et puis je vois cette mère, dans une salle d’attente, dont la petite fille de deux ans tente vainement d’attirer l’attention « Regarde maman ! Regarde ! ».

Et puis je me souviens de cette autre mère qui avait placé sa gamine sur un parapet avec plusieurs mètres de vide en dessous juste pour faire une jolie photo pour Instagram.

Et puis je vois cet homme d’affaires dans un costume chic, à l’air très sérieux, qui sort son téléphone pour aligner quelques fruits virtuels durant les trente secondes que dure l’attente de son café ou les quinze secondes d’un feu rouge à un carrefour.

Et puis, à vélo, je tente vainement de croiser le regard de ces automobilistes, les yeux rivés sur leur écran, mettent en danger la vie de leurs propres enfants assis à l’arrière.

Il est impossible de juger chaque anecdote. Parce qu’il y a plein de justifications qui sont, dans certains cas, complètement valables. Une mère peut juste être épuisée de donner toute son attention à son enfant toute la journée. Elle a le droit de penser à autre chose. Un piéton peut être absorbé dans une conversation téléphonique importante ou dans ses pensées.

L’individu a le droit. Mais le problème me semble global.

Dans les témoignages que je recueille, le plus difficile pour ceux qui arrivent à se déconnecter, c’est qu’ils se rendent compte de l’addiction des autres. C’est particulièrement frappant dans les couples.

Si les deux sont addicts, aucun ne souffre. Mais que l’un tente de regagner un peu de liberté mentale et il découvre que son conjoint ne l’écoute pas. Est inattentif. Gritty décrit ici la douleur de sa déconnexion en remarquant que son épouse ne l’écoute plus, qu’elle écoute en permanence des messages audios. Il n’avait jamais remarqué le problème avant de se déconnecter lui-même.

Je pense à nos enfants. Nous nous inquiétons de l’impact des écrans sur nos enfants. Mais n’est-ce pas avant tout l’impact de l’hyperconnexion sur les parents qui déteint sur les enfants ?

Négocier avec les machines

Et si cette addiction n’était qu’une adaptation à notre environnement ? Car, comme le décrit très bien Gee, on doit désormais passer notre temps à nous adapter aux machines, à négocier avec leur comportement absurde.

Négocier, c’est quand tu veux que la machine fasse quelque chose et qu’elle ne veut pas. Mais il y a pire. Les machines donnent des ordres. Les notifications.

Il y a évidemment les notifications sur le smartphone qui nécessitent de tout abandonner pour y obéir. Je viens à l’instant de voir mon plombier, à quatre pattes contre un mur ouvert, les deux mains en train de glisser des tuyaux dans une gaine, se contorsionner pour répondre au téléphone. Une enquête de satisfaction. À laquelle il a répondu posément pendant plusieurs minutes, malgré sa position inconfortable.

Outre les smartphones, chaque appareil cherche désormais à imposer son fonctionnement. Mon micro-onde bipe de manière très énervante quand il a fini jusqu’au moment où on ouvre la porte. Si tu profites des deux minutes où ta soupe réchauffe pour aller à la toilette, t’es bon pour te farcir un bip sonore dans toute la maison durant toute la durée. Il faut donc attendre et obéir patiemment. C’est encore plus absurde avec le lave-linge et le sèche-linge. Ce n’est pas comme si c’était urgent ! Mention à mon lave-vaisselle qui, lui, ne bipe pas du tout et se contente de s’ouvrir pour dire qu’il a fini, ce qui est une très bonne idée et prouve qu’il est possible de ne pas emmerder l’utilisateur. Sans doute une erreur qui sera corrigée dans la prochaine version.

La palme revient à mes, heureusement anciennes, plaques de cuisson qui ne supportaient pas qu’un objet soit posé dessus. Et qui était d’une telle sensibilité que la moindre tache de graisse ou d’humidité entrainait un bruit continu extrêmement irritant pour dire : « Nettoie-moi, humain ! Tout de suite ! ». Oui, même à trois heures du matin si une mouche s’était posée dessus ou si elle avait soudainement détecté un coin de l’éponge de nettoyage.

À noter que la même plaque se désactivait lorsqu’elle détectait une goutte de liquide. Oui, même au milieu d’une cuisson. Et, pendant une cuisson, une tache de graisse ou d’eau, c’est quand même fréquent.

— Nettoie-moi, humain !
— Finis d’abord de cuire mon repas !
— Non, nettoie-moi d’abord.
— T’es une taque de cuisson, tu peux survivre à une goutte d’eau sur ta surface.
— Nettoie-moi !
— Mais tu es bouillante, je ne peux pas te nettoyer, je dois d’abord te laisser refroidir.
— C’est ton problème, nettoie-moi !
— Alors, arrête au moins de sonner le temps que tu refroidisses.
— NETTOIE-MOI HUMAIN !

Les outils non intelligents sont désormais un luxe.

L’addiction à la suffisance

Lorsqu’on est ingénieur où qu’on a des compétences techniques, on sait comment fonctionnent ces engins. Lorsque, comme moi, on a travaillé dans l’industrie, on peut même percevoir les dizaines de décisions stupides prises par des petits chefs qui ont mené à ce qui est un désastre d’inefficacité. Négocier pendant 4 minutes avec une machine pour faire ce qui devrait prendre une seconde est absurde, énervant, irritant.

Mais chez les personnes pour lesquelles la technologie est une sorte de magie noire, j’observe souvent une satisfaction voire une fierté à arriver à contourner les limitations parfaitement arbitraire.

Les gens sont fiers ! Tellement fiers d’arriver à faire un truc absurde et contre-intuitif qu’ils s’en vantent voire se proposent de l’enseigner à d’autres. Ils font des vidéos Youtube pour montrer comment ils activent une option de leur iPhone ou comment ils font un prompt ChatGPT. Ils deviennent addicts à cette fierté, cette satisfaction, cette fausse impression de contrôle de la technologie.

Ils plongent dans l’hyperconnexion en regardant de haut les pauvres geeks comme moi « qui ne savent pas s’adapter aux nouvelles technologies », ils obéissent comme des moutons aux sirènes du marketing, aux décisions commerciales qui leur imposent une nouvelle interface propriétaire. Ils s’autoproclament "geeks" parce qu’ils passent leur journée sur Whatsapp et Fruit Ninja.

Ils pensent apprendre, ils ne font qu’obéir.

Les humains sont addicts à l’obéissance aveugle. Ils aiment se soumettre à un pouvoir totalitaire opaque à la condition d’avoir de brefs moments où on leur donne l’illusion d’avoir eux-mêmes du pouvoir.

Et sur une chose, ils ont raison : les pauvres rebelles qui luttent pour une liberté dont personne ne veut sont des inadaptés.

Je suis Ploum et je viens de publier Bikepunk, une fable écolo-cycliste entièrement tapée sur une machine à écrire mécanique. Pour me soutenir, achetez mes livres (si possible chez votre libraire) !

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