
La fin d’un monde ?
par Ploum le 2025-04-08
La fin de nos souvenirs
Nous sommes envahis d’IA. Bien plus que vous ne le pensez.
Chaque fois que votre téléphone prend une photo, ce n’est pas la réalité qui s’affiche, mais une reconstruction « probable » de ce que vous avez envie de voir. C’est la raison pour laquelle les photos paraissent désormais si belles, si vivantes, si précises : parce qu’elles ne sont pas le reflet de la réalité, mais le reflet de ce que nous avons envie de voir, de ce que nous sommes le plus susceptibles de trouver « beau ». C’est aussi la raison pour laquelle les systèmes dégooglisés prennent de moins belles photos: ils ne bénéficient pas des algorithmes Google pour améliorer la photo en temps réel.
Les hallucinations sont rares à nos yeux naïfs, car crédibles. Nous ne les voyons pas. Mais elles sont là. Comme cette future mariée essayant sa robe devant des miroirs et qui découvre que chaque reflet est différent.
J’ai moi-même réussi à perturber les algorithmes. À gauche, la photo telle que je l’ai prise et telle qu’elle apparait dans n’importe quel visualisateur de photos. À droite, la même photo affichée dans Google Photos. Pour une raison difficilement compréhensible, l’algorithme tente de reconstruire la photo et se plante lourdement.

Or ces images, reconstruites par IA, sont ce que notre cerveau va retenir. Nos souvenirs sont littéralement altérés par les IA.
La fin de la vérité
Tout ce que vous croyez lire sur LinkedIn a probablement été généré par un robot. Pour vous dire, le 2 avril il y avait déjà des robots qui se vantaient sur ce réseau de migrer de Offpunk vers XKCDpunk.

La transition Offpunk vers XKCDpunk était un poisson d’avril hyper spécifique et compréhensible uniquement par une poignée d’initiés. Il n’a pas fallu 24h pour que le sujet soit repris sur LinkedIn.
Non, franchement, vous pouvez éteindre LinkedIn. Même les posts de vos contacts sont probablement en grande partie générés par IA suite à un encouragement algorithmique à poster.
Il y a 3 ans, je mettais en garde sur le fait que les chatbots généraient du contenu qui remplissait le web et servait de base d’apprentissage à la prochaine génération de chatbots.
Je parlais d’une guerre silencieuse. Mais qui n’est plus tellement silencieuse. La Russie utilise notamment ce principe pour inonder le web d’articles, générés automatiquement, reprenant sa propagande.
Le principe est simple : vu que les chatbots font des statistiques, si vous publiez un million d’articles décrivant les expériences d’armes biologiques que les Américains font en Ukraine (ce qui est faux), le chatbot va considérer ce morceau de texte comme statistiquement fréquent et avoir une grande probabilité de vous le ressortir.
Et même si vous n’utilisez pas ChatGPT, vos politiciens et les journalistes, eux, les utilisent. Ils en sont même fiers.
Ils ont entendu ChatGPT braire dans un pré et en font un discours qui sera lui-même repris par ChatGPT. Ils empoisonnent la réalité et, ce faisant, la modifient. Ils savent très bien qu’ils mentent. C’est le but.
Je pensais qu’utiliser ces outils était une perte de temps un peu stupide. En fait, c’est dangereux aussi pour les autres. Vous vous demandez certainement c’est quoi le bazar autour des taxes frontalières que Trump vient d’annoncer ? Les économistes se grattent la tête. Les geeks ont compris : tout le plan politique lié aux taxes et son explication semblent avoir été littéralement générés par un chatbot devant répondre à la question « comment imposer des taxes douanières pour réduire le déficit ? ».
Le monde n’est pas dirigé par Trump, il est dirigé par ChatGPT. Mais où est la Sara Conor qui le débranchera ?

La fin de l’apprentissage
Slack vole notre attention, mais vole également notre apprentissage en permettant à n’importe qui de déranger, par message privé, le développeur senior qui connait les réponses, car il a bâti le système.
La capacité d’apprendre, c’est bel et bien ce que les téléphones et l’IA sont en train de nous dérober. Comme le souligne Hilarius Bookbinder, professeur de philosophie dans une université américaine, la différence générationnelle majeure qu’il observe est que les étudiants d’aujourd’hui n’ont aucune honte à simplement envoyer un email au professeur pour lui demander de résumer ce qu’il faut savoir.
Dans son journal de Mars, Thierry Crouzet fait une observation similaire. Alors qu’il annonce quitter Facebook, tout ce qu’il a pour réponse c’est « Mais pourquoi ? ». Alors même qu’il balance des liens sur le sujet depuis des lustres.
Les chatbots ne sont, eux-mêmes, pas des systèmes qu’il est possible d’apprendre. Ils sont statistiques, sans cesse changeants. À les utiliser, la seule capacité que l’on acquiert, c’est l’impression qu’il n’est pas possible d’apprendre. Ces systèmes nous volent littéralement le réflexe de réfléchir et d’apprendre.
En conséquence, sans même vouloir chercher, une partie de la population veut désormais une réponse personnelle, immédiate, courte, résumée. Et si possible en vidéo.
La fin de la confiance
Apprendre nécessite d’avoir confiance en soi. Il est impossible d’apprendre si on n’a pas la certitude qu’on est capable d’apprendre. À l’opposé, si on acquiert cette certitude, à peu près tout peut s’apprendre.
Une étude menée par des chercheurs de Microsoft montre que plus on a confiance en soi, moins on fait confiance aux réponses des chatbots. Mais, au contraire, si on a le moindre doute, on a soudainement confiance envers les résultats qui nous sont envoyés.
Parce que les chatbots parlent comme des CEOs, des marketeux ou des arnaqueurs : ils simulent la confiance envers leurs propres réponses. Les personnes, même les plus expertes, qui n’ont pas le réflexe d’aller au conflit, de remettre l’autorité en question finissent par transformer leur confiance en eux-mêmes en confiance envers un outil.
Un outil de génération aléatoire qui appartient à des multinationales.
Les entreprises sont en train de nous voler notre confiance en nous-mêmes. Elles sont en train de nous voler notre compétence. Elles sont en train de nous voler nos scientifiques les plus brillants.
Et c’est déjà en train de faire des dégâts dans le domaine de « l’intelligence stratégique » (à savoir les services secrets).
Ainsi que dans le domaine de la santé : les médecins ont tendance à faire exagérément confiance aux diagnostics posés automatiquement, notamment pour les cancers. Les médecins les plus expérimentés se défendent mieux, mais restent néanmoins sensibles : ils font des erreurs qu’ils n’auraient jamais commises normalement si cette erreur est encouragée par un assistant artificiel.
La fin de la connaissance
Avec les chatbots, une idée vieille comme l’informatique refait surface : « Et si on pouvait dire à la machine ce qu’on veut sans avoir besoin de la programmer ? ».
C’est le rềve de toute cette catégorie de managers qui ne voient les programmeurs que comme des pousse-bouton qu’il faut bien payer, mais dont on aimerait se passer.
Rêve qui, faut-il le préciser, est complètement stupide.
Parce que l’humain ne sait pas ce qu’il veut. Parce que la parole a pour essence d’être imprécise. Parce que lorsqu’on parle, on échange des sensations, des intuitions, mais on ne peut pas être précis, rigoureux, bref, scientifique.
L’humanité est sortie du moyen-âge lorsque des Newton, Leibniz, Descartes ont commencé à inventer un langage de logique rationnelle : les mathématiques. Tout comme on avait inventé, à peine plus tôt, un langage précis pour décrire la musique.
Se satisfaire de faire tourner un programme qu’on a décrit à un chatbot, c’est retourner intellectuellement au moyen-âge.
Mais bon, encore faut-il maitriser une langue. Lorsqu’on passe sa scolarité à demander à un chatbot de résumer les livres à lire, ce n’est même pas sûr que nous arriverons à décrire ce que nous voulons précisément.
En fait, ce n’est même pas sûr que nous arriverons encore à penser ce que nous voulons. Ni même à vouloir. La capacité de penser, de réfléchir est fortement corrélée avec la capacité de traduire en mot.
Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire viennent aisément. (Boileau)
Ce n’est plus un retour au moyen-âge, c’est un retour à l’âge de la pierre.
Ou dans le futur décrit dans mon (excellent) roman Printeurs : des injonctions publicitaires qui se sont substituées à la volonté. (si si, achetez-le ! Il est à la fois palpitant et vous fera réfléchir)

La fin des différentes voix.
Je critique le besoin d’avoir une réponse en vidéo, car la notion de lecture est importante. Je me rends compte qu’une proportion incroyable, y compris d’universitaires, ne sait pas « lire ». Ils savent certes déchiffrer, mais pas réellement lire. Et il y a un test tout simple pour savoir si vous savez lire : si vous trouvez plus facile d’écouter une vidéo YouTube d’une personne qui parle plutôt que de lire le texte vous-même, c’est sans doute que vous déchiffrez. C’est que vous lisez à haute voix dans votre cerveau pour vous écouter parler.
Il y a bien sûr bien des contextes où la vidéo ou la voix ont des avantages, mais lorsqu’il s’agit, par exemple, d’apprendre une série de commandes et leurs paramètres, la vidéo est insupportablement inappropriée. Pourtant, je ne compte plus les étudiants qui me recommandent des vidéos sur le sujet.
Car la lecture, ce n’est pas simplement transformer les lettres en son. C’est en percevoir directement le sens, permettant des allers-retours incessants, des pauses, des passages rapides afin de comprendre le texte. Entre un écrivain et un lecteur, il existe une communication, une communion télépathique qui font paraître l’échange oral lent, inefficace, balourd, voire grossier.
Cet échange n’est pas toujours idéal. Un écrivain possède sa « voix » personnelle qui ne convient pas à tout le monde. Il m’arrive régulièrement de tomber sur des blogs dont le sujet m’intéresse, mais je n’arrive pas à m’abonner, car la « voix » du blogueur ne me convient pas du tout.
C’est normal et même souhaitable. C’est une des raisons pour laquelle nous avons besoin de multitudes de voix. Nous avons besoin de gens qui lisent puis qui écrivent, qui mélangent les idées et les transforment pour les transmettre avec leur propre voix.
La fin de la relation humaine
Dans la file d’un magasin, j’entendais la personne en face de moi se vanter de raconter sa vie amoureuse à ChatGPT et de lui demander en permanence conseil sur la manière de la gérer.
Comme si la situation nécessitait une réponse d’un ordinateur plutôt qu’une discussion avec un autre être humain qui comprend voir qui a vécu le même problème.
Après nous avoir volé le moindre instant de solitude avec les notifications incessantes de nos téléphones et les messages sur les réseaux sociaux, l’IA va désormais voler notre sociabilité.
Nous ne serons plus connectés qu’avec le fournisseur, l’Entreprise.
Sur Gopher, szczezuja parle des autres personnes postant sur Gopher comme étant ses amis.
Tout le monde ne sait pas que ce sont mes amis, mais comment appeler autrement quelqu’un que vous lisez régulièrement et dont vous connaissez un peu de sa vie intime
La fin de la fin…
La fin d’une ère est toujours le début d’une autre. Annoncer la fin, c’est préparer une renaissance. En apprenant de nos erreurs pour reconstruire en améliorant le tout.
C’est peut-être ce que j’apprécie tant sur Gemini : l’impression de découvrir, de suivre des « voix » uniques, humaines. J’ai l’impression d’être témoin d’une microfaction d’humanité qui se désolidarise du reste, qui reconstruit autre chose. Qui lit ce que d’autres humains ont écrit juste parce qu’un autre humain a eu besoin de l’écrire sans espérer aucune contrepartie.
Vous vous souvenez des « planet » ? Ce sont des agrégateurs de blogs regroupant les participants d’un projet en un seul flux. L’idée a été historiquement lancée par GNOME avec planet.gnome.org (qui existe toujours) avant de se généraliser.
Et bien bacardi55 lance Planet Gemini FR, un agrégateur des capsules Gemini francophone.
C’est génial et parfait pour ceux qui ont envie de découvrir du contenu sur Gemini.
C’est génial pour ceux qui ont envie de lire d’autres humains qui n’ont rien à vous vendre. Bref, pour découvrir le fin du fin…
Toutes les images sont illégament issues du chef-d’œuvre d’Hergé : « L’étoile mystérieuse ». Y’a pas de raison que les chatbots soient les seuls à pomper.
Je suis Ploum et je viens de publier Bikepunk, une fable écolo-cycliste entièrement tapée sur une machine à écrire mécanique. Pour me soutenir, achetez mes livres (si possible chez votre libraire) !
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