Qu’est-ce que l’outil va faire de moi ?
par Ploum le 2025-10-27
Je ne peux résister à vous partager cet extrait issu de « L’odyssée du pingouin cannibale », de l’inénarrable Yann Kerninon, philosophe et punk rocker anarchocycliste :
Quand on m’envie d’écrire des livres et d’être un philosophe, j’ai toujours envie de répondre « allez vous faire foutre ». Dans une interview télévisée, le philosophe Kostas Axelos affirmait que ce n’était jamais le penseur qui faisait la pensée, mais bien toujours la pensée qui faisait le penseur. Il ajoutait qu’il aurait bien aimé qu’il en soit autrement. Au journaliste étonné qui lui demandait pourquoi, il répondit avec un léger sourire : « Parce que c’est la source d’une grande souffrance. »
Cette idée que la pensée fait le penseur est poussée encore plus loin par Marcello Vitali-Rosati dans son excellent « Éloge du bug ». Dans cet ouvrage, que je recommande chaudement, Marcello critique la dualité platonicienne qui imprègne la pensée occidentale depuis 2000 ans. Il y aurait les penseurs et les petites mains, les dirigeants et les obéissants, le virtuel et le réel. Ce dénigrement de la matérialité aurait été poussé à son paroxysme par les GAFAM qui tentent de cacher toute l’infrastructure sur laquelle elles s’appuient. Nous avons nos données dans « le cloud », nous cliquons pour passer une commande et, magiquement, le paquet arrive à notre porte le lendemain.
Lorsqu’un étudiant me dit que son téléphone se connecte à un satellite, lorsqu’un politicien s’étonne que les câbles sous-marins existent encore, lorsqu’un usager associe « wifi » et internet, ce n’est pas de la simple ignorance comme je l’ai toujours cru. C’est en réalité le résultat de décennies de lavage de cerveau et de marketing pour tenter de nous faire oublier la matérialité, pour tenter de nous convaincre que nous sommes tous des « décideurs » à qui obéit un génie magique.
Marcello fait le parallèle avec le génie d’Aladdin. Car, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, Aladdin est inculte. Il veut « des beaux vêtements » mais n’a aucune idée de ce qui fait que des vêtements sont beaux ou non. Il ne pose aucun choix. Il est sous la coupe totale du génie qui prend l’entièreté des décisions. Il croit être le maître, il est le jouet du génie.
Je me permets même de pousser l’analogie en faisant appel aux habits neufs de l’empereur : lorsqu’Aladdin sera complètement dépendant du génie, celui-ci lui fournira des habits « invisibles » en le convainquant que ce sont les plus beaux. Ce processus est désormais connu sous le nom de « merdification ».
Le néoplatonicisme de Plotin voulait que l’écrit ne soit qu’une tâche vulgaire, subalterne de la pensée.
Avec ChatGPT et consorts, la Silicon Valley a inventé le néo-néoplatonicisme. La pensée elle-même devient vulgaire, subalterne à l’idée. Le grand entrepreneur a l’ébauche d’une idée, plutôt un désir intuitif. Charge aux sous-fifres de le réaliser ou, pour le moins, de créer une campagne marketing pour modifier la réalité, pour convaincre que ce désir est réel, génial, souhaitable et réaliste. Que son auteur mérite les lauriers. C’est ce que j’ai appelé « la mystification de la Grande Idée ».
Mais ce n’est pas le penseur qui fait la pensée. C’est la pensée qui fait le penseur.
Ce n’est pas la pensée qui fait l’écrit, c’est l’écrit qui fait la pensée.
L’acte d’écriture est physique, matériel. L’utilisation d’un outil ou d’un autre va grandement affecter l’écrit et, par conséquent, la pensée et donc le penseur lui-même. Sur ce sujet, je ne peux que vous recommander chaudement « La mécanique du texte » de Thierry Crouzet. L’absence de cette référence m’a d’ailleurs sauté aux yeux dans « Éloge du bug », car les deux livres sont très complémentaires.
Si toute cette réflexion semble pour le moins abstraite, j’en ai fait l’expérience de première main. En écrivant à la machine à écrire, bien entendu, comme c’est le cas pour mon roman Bikepunk.
Mais le changement le plus profond que j’ai vécu est probablement lié à ce blog.
Il y a 3 ans, j’ai enfin réussi à quitter Wordpress pour faire un blog statique que je génère avec mon propre script.
De manière amusante, Marcello Vitali-Rosati vient de faire un cheminement identique.
Mais ce n’est pas un long processus réflexif qui m’a amené à cela. C’est le fait d’être saoulé par la complexité de Wordpress, de me rendre compte que j’avais perdu le plaisir d’écrire et que je le retrouvais sur le réseau Gemini. J’ai mis en place des choses sans en comprendre les tenants et les aboutissants. J’ai expérimenté. J’ai été confronté à des centaines de microdécisions que je ne soupçonnais pas. J’ai appris énormément sur le HTML en développant Offpunk et je l’ai appliqué sur ce blog. Pour être honnête, je me suis rendu compte que j’avais oublié qu’il était possible de faire une simple page HTML sans JavaScript, sans un thème CSS fait par un professionnel. Et pourtant, une fois en ligne, je n’ai reçu que des éloges sur un site pourtant minimal.
Mon processus de blogging s’est complètement modifié. Je me suis remis à Vim après m’être remis pleinement à Debian. Mes écrits s’en sont ressentis. J’ai été invité à parler de minimalisme numérique, de low-tech.
Mais je n’ai pas rejoint Gemini parce que je me sentais un minimaliste numérique dans l’âme. Je n’ai pas quitté Wordpress par amour de la low-tech. Je n’ai pas créé Offpunk parce que je suis un guru de la ligne de commande.
C’est exactement le contraire ! Gemini m’a illuminé sur une manière de voir et de vivre un minimalisme numérique. Programmer ce blog m’a fait comprendre l’intérêt de la low-tech. Créer Offpunk et l’utiliser ont fait de moi un adepte de la ligne de commande.
La pensée fait le penseur ! L’outil fait le créateur ! Le logiciel libre fait le hacker ! La plateforme fait l’idéologie ! Le vélo fait la condition physique !
Peut-être que nous devrions arrêter de nous poser la question « Qu’est-ce que cet outil peut faire pour moi ? » et la remplacer par « Qu’est-ce que cet outil va faire de moi ? ».
Car si la pensée fait le penseur, le réseau social propriétaire fait le fasciste, le robot conversationnel fait l’abruti naïf, le slide PowerPoint fait le décideur crétin.
Qu’est-ce que cet outil va faire de moi ?
En énonçant cette question à haute voix, je soupçonne que nous verrons d’un autre œil l’utilisation de certains outils, surtout ceux qui sont « plus faciles » ou « que tout le monde utilise ».
Qu’est-ce que cet outil va faire de moi ?
En regardant autour de nous, il y a finalement peu d’outils dont la réponse à cette question est rassurante.
Je suis Ploum et je viens de publier Bikepunk, une fable écolo-cycliste entièrement tapée sur une machine à écrire mécanique. Pour me soutenir, achetez mes livres (si possible chez votre libraire) !
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